
« … Si je ne peux m’éloigner du monde ni à pieds, ni en escaladant, ni à la voile, j’ai appris à m’en abstraire. Il m’a fallu du temps pour l’apprendre. Quand j’ai compris que j’avais un profond besoin de silence, j’ai pu enfin me mettre à sa recherche – et là, loin derrière une cacophonie de bruits de circulation, de pensées, de musique, de machines, de smartphone et de souffleuses à neige, il était là, il m’attendait. Le silence.
Parler, c’est précisément la fonction du silence. Il doit parler, et tu dois parler avec lui et exploiter le potentiel qui est là « c’est peut-être parce que le silence est lié à l’émerveillement, mais il a aussi une force en soi, oui, comme un océan ou comme une étendue de neige infinie. Et celui qui ne s’émerveille pas devant cette force, c’est qu’il en a peur. C’est pour cela, en vérité, que tant de personnes ont peur du silence – et c’est pour cela aussi qu’il y a de la musique partout et par-dessus tout. » Je crois que la peur sur laquelle Jon Fosse (1959/…) ne met pas de mots est la crainte de mieux se connaître.
Le silence est plus qu’une idée. Une sensation. Une représentation mentale. Le silence autour de vous peut englober beaucoup de choses, mais, pour moi, le silence le plus intéressant est celui qui se trouve au fond de soi. Un silence, que d’une certaine façon, je crée moi-même. Le silence auquel j’aspire est de l’ordre de l’expérience personnelle. Il est tout le temps là, même quand nous sommes entourés de beaucoup de bruit. Tout au fond de l’océan, sous le ressac et les vagues, le monde paraît silencieux.
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S’abstraire du monde ne veut pas dire tourner le dos à ce qui nous entoure, au contraire : c’est voir le monde avec d’avantage d’acuité, garder le cap et apprécier la vie. Le silence en lui-même, est une démarche enrichissante. Une clé qui peut ouvrir la porte à de nouveaux modes de pensée.
Le philosophe Blaise Pascal (1623/1662), théoricien de l’ennui, l’exprimait déjà au XVIIe siècle » […] Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » L’intranquillité que nous ressentons nous a accompagné à travers le temps, c’est un état naturel. Si les hommes devaient avoir l’occasion de s’ennuyer un peu ? De ne pas se connecter ? De s’arrêter et de s’interroger, au fond, sur ce qu’ils sont entrain de faire ?
Lorsque nous ne savons pas quand doit arriver un mail, un message, etc., nous sommes sur le qui-vive, à vérifier sans cesse notre téléphone dans l’espoir d’avoir satisfaction. Même si l’on a obtenu ce que l’on cherchait et désirait, on reste insatisfaits. Je continue à chercher sur Google, même vingt minutes après avoir trouvé ce que je cherchais. Je retourne sur des sites que je viens de consulter alors même que je sais ce qu’ils contiennent. Et dans la foulée, je perds un peu le contrôle de ma vie. La biologie a une explication naturelle à ma raison défaillante : la dopamine est plus forte que l’endorphine, alors, même après avoir atteint ce dont on rêvait, nous continuons à faire la même chose. D’où l’expression dopamin loop. Tu éprouves plus de plaisir à attendre, chercher et tourner en rond qu’à apprécier comme il se doit d’avoir acquis ce que tu voulais.
Ce phénomène est une forme de bruit qui crée un fond d’inquiétude et des sentiments négatifs. Il s’agit bien ici de ce FOMO, fear of missing out, la peur de passer à côté de quelque chose ou de rater un événement important. Mais l’instant auquel il fait référence n’a pas besoin d’être spécial. Au contraire. Il ne s’agit pas forcément d’instants très particuliers : des événements répétitifs et insipides font très bien l’affaire. Quand tu as investi beaucoup de ton temps à être joignable et à être au courant de tout ce qui se passe, il est tentant de conclure que cela a une certaine valeur, même si ce qui a été fait n’est peut-être pas si important. On appelle ça rationaliser.
Le silence traite, au fond, de tout le contraire. Il s’agit d’atteindre l’intérieur de ce que tu es en train de faire. De laisser ses sens ouverts et son esprit au repos, autant que faire se peut. De prendre la pleine mesure de l’instant.
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Selon le philosophe Lars Fredrik Händler Svendsen (1970/…), l’ennui donne toujours l’impression d’être captif. Ce que nous vivons dans ces moments-là, c’est un manque à vivre, une pauvreté d’expérience. Une pléthore d’expériences peut aussi provoquer une pauvreté d’expérience. Le problème soulevé par Svendsen est que nous nous jetons dans « des expériences de plus en plus fortes » au lieu de nous arrêter pour respirer profondément plusieurs fois, pour nous abstraire du monde et pour prendre le temps de tirer un enseignement de ce que nous venons de vivre. Plus tu fais de choses pour ne pas t’ennuyer, plus tu t’ennuies. Cela devient une routine. Être occupé devient facilement un but en soi, au lieu de laisser ce même état de fébrilité nous guider plus loin.
Je pense que le silence est un nouveau luxe. Le silence comporte une qualité plus rare et plus durable que tout autre luxe. Le silence est le seul besoin qui ne sera jamais satisfait par celui qui est toujours en quête de la dernière nouveauté. Il est peu probable que dans cette société on mise sur le silence, si ce n’est pour fabriquer de jolis écouteurs.
Ne pas être accessible est une autre forme de luxe. Pouvoir s’éloigner du bruit quotidien est un privilège.
Je peux trouver le silence en traînant cinq minutes de plus au lit à la maison. Ou sur le trajet du travail le matin. Je peux choisir entre prendre la voiture et être pare-choc contre pare-choc pendant douze minutes, ou marcher pendant une demi-heure. Je préfère marcher quand j’ai le temps. Non, il n’y a rien d’exceptionnel sur le trajet, mais toujours une multitude de petites choses à observer ; pendant le trajet, je parviens à m’abstraire du monde.
Nous sommes transformés par la technologie que nous utilisons. Oui, comme beaucoup le soulignent à juste titre, les distances se réduisent grâce à elle, ce qui est en soi un fait banal. Ce qui est plus crucial, comme l’indique Heidegger (1889/1976), c’est que la proximité est absente. Pour atteindre cette proximité qui nous échappe, nous devons, selon ce philosophe controversé, nous référer à la vérité, et non à la technologie. Ce dernier ne pouvait naturellement pas prédire l’évolution technologique d’aujourd’hui et le champ des possibles qu’elle ouvre. Du fait de notre frénésie à recourir aux nouvelles technologies, nous allons renoncer à notre liberté, affirmait Heidegger. Nous allons passer du statut d’hommes libres au statut de ressources. Cette analyse est encore plus pertinente aujourd’hui qu’à son époque. Une ressource pour des organisations comme Apple, Instagram, Google, Snapchat et au bout du compte pour l’État qui récoltera un maximum de données sur nous, grâce à notre aide bénévole, et qui pourra soit les vendre, soit s’en servir lui-même. Cela ressemble à une forme d’exploitation. Comme le dit Humpty Dumpty à Alice dans De l’autre côté du miroir : » la question est de savoir qui est le maître et rien d’autre. »
L’alternative est de ne penser à rien du tout. Le silence peut surgir n’importe où et n’importe quand, juste sous ton nez. Je le crée moi-même quand je monte l’escalier, prépare le repas ou me concentre sur ma respiration.
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La première année d’études en philosophie, on apprend que rien ne naît de rien. Ex nihilo nihil fit. Le silence n’est pas rien. Il est plus juste de dire que quelque chose naît de quelque chose.
Jésus et Bouddha se sont réfugiés dans le silence pour comprendre comment ils devaient vivre. J’aime cette idée. Dieu est le silence. Une célèbre anecdote de la philosophie hindouiste, mais qui aurait tout aussi bien pu venir du bouddhisme, raconte l’histoire d’un élève qui demande à son maître de lui expliquer ce qu’est Brahman, l’âme du monde. Après l’avoir écouté, le maître reste silencieux. L’élève insiste et repose trois fois sa question, sans obtenir de réponse. A la fin, le maître ouvre la bouche et dit : « Je te l’ai enseigné, mais tu n’as pas écouté. » La réponse était naturellement le silence.
Le bouddhisme zen invite à défier ce que l’on a devant les yeux, le monde visible. L’exercice le plus connu, un koan, consiste à être assis sans bouger et à s’imaginer le bruit d’une seule main qui applaudit.
Les anciens philosophes Aristote (-384/-322) et Platon (-428/-347) décrivent l’expérience philosophique de l’éternel, et donc du vrai, comme étant sans mot. Là où le vocabulaire s’arrête, les deux philosophes ouvrent des possibilités pour pouvoir comprendre immédiatement les grandes vérités. Mais aussi les petites vérités. Par exemple, quand tu demandes aux autres de se taire pour être capable de te concentrer.
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J’aime l’idée que le silence est avant tout un but en soi. Il a sa propre valeur, mais, s’il ne doit être ni pesé, ni mesuré, comme tant d’autres choses, il peut aussi être un outil.
L’ingénieur et inventeur Elon Musk (1971/…) sait particulièrement bien mettre à profit ce que l’on appelle le premier principe : au lieu de faire confiance à des vérités communément admises, il détermine ce qui est fondamentalement vrai et raisonne à partir de là. Il laisse le monde en dehors de sa réflexion. Sur ce point, il fait l’inverse de beaucoup d’hommes, qui écoutent ce que disent les autres et construisent leur raisonnement à partir de là.
Lorsque j’ai demandé à Mark Juncosa, l’un des cerveaux du programme de Musk, quand il trouvait le temps de réfléchir à des idées qui allaient révolutionner l’astronautique et le vol spatial, il m’a répondu : « … Le seul moment où je peux m’abstraire du monde, c’est quand je m’entraîne, fais du surf, suis sous la douche ou aux toilettes. Et c’est là que surgissent les nouvelles solutions. »
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« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » est la dernière phrase du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1889/1951). Les bavardages que Wittgenstein entendait dans les salons de la bourgeoisie décadente viennoise au début du XXe siècle l’ont amené à une telle conclusion. Pour lui, les conversations ineptes de ses concitoyens menaçaient le sens même de la vie. Je crois qu’il avait raison. Gaspiller son temps est d’une facilité effrayante.
« Ce qui peut se montrer, ne peut pas se dire. » Les mots instaurent des frontières. « Je crois que moi-même et tous ceux qui jamais ont essayé d’écrire ou de parler d’éthique et de religion ont eu une tendance à lutter contre les barrières de la langue. Ce combat contre tout ce qui nous limite est totalement et absolument désespéré. » Avec l’éthique, Wittgenstein pense au sens même de la vie. Pas même la science n’est en mesure de mettre des mots là-dessus. « … Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. » Elle doit être montrée, pensée, ressentie.
Est-il possible d’être à la fois présent au monde et absent ? Oui, je pense. Le temps est d’un coup suspendu et je suis à la fois profondément présent et tout à fait absent. Soudain, une seconde peut paraître une éternité. Parfois, comme le poète William Blake (1757/1827) je ne parviens pas à distinguer l’éternité d’un moment :
« To see World in A Grain of Sand – And a Heaven in a Wild Flower, – Hold Infinity in the Palm of your Hand – And Eternity in an Hour. »
En général, le temps est « la succession infinie », linéaire, sans aucune forme de hiérarchie interne. Mais soudain il en est autrement. La succession n’est au bout du compte, pas infinie. Une seconde ne débouche pas sur une autre. Comme un temps suspendu ou une « succession suspendue », selon la formule de Kierkegaard (1813/1855). Le temps s’immobilise. On s’abstrait du monde un instant et une paix, un silence intérieur prend le relais.
L’inaudible en toi reste un mystère. Je ne crois pas qu’il faille s’attendre à une autre réalité. La science explique les choses matérielles, ce qui est créé. Ou plus exactement ce qui est créé et que nous pouvons voir et connaître. Au-delà de cette connaissance commence le silence.
Garde à l’esprit que le silence que tu ressens est toujours un peu différent du silence d’un autre. Chacun a son propre silence.
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Dans la musique, l’absence de son est naturelle. Il est merveilleux d’écouter la mélodie. Mais c’est la césure, les pauses entre les notes, le silence entre les sons qui me réveillent. La science a démontré que ce genre d’intervalle génère une activité neuronale intense et positive. Miles Davis (1926/1991) avait compris cela. Les notes qu’il choisissait de ne pas jouer avaient autant de sens que celles qu’il jouait.
Dans sa conférence A lecture on nothing, le compositeur John Cage (1912/1992) cite Claude Debussy (1862/1918), qui parle ainsi de sa méthode de travail : « Je prends toutes les notes qui existent, laisse de côté celles que je ne veux pas, et utilise toutes celles qui restent. » Cage alla plus loin : il supprima toutes les notes de la pièces 4’33″ et créa ses quatre minutes trente-trois secondes de silence. Cage est l’auteur de beaucoup de considérations intellectuelles profondes sur le silence, et il mérite d’être écouté.
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Un haut volume sonore peut se manifester sous différentes formes, mais le cri le plus puissant que je connaisse n’a pas de son : c’est le cri du tableau d’Edvard Munch (1863/1944). Contempler Le Cri me rend silencieux. Il y a un silence communicatif entre la peinture et moi. Je sais bien que je ne peux pas sauter dans le tableau et être celui qui pose la main sur l’épaule droite de celui qui crie, mais je me sens faire partie intégrante de son expérience.
Je ne sais pas très bien ce que c’est, mais l’art véritable vous intime le silence quand vous êtes devant et que vous essayez de comprendre ce que l’artiste a voulu transmettre.
L’art agit comme une piqûre de rappel. Je gagne en lucidité, je m’absorbe davantage dans ce que je fais et je parviens à m’abstraire du monde. Dans ces moments-là, je ne parviens plus à distinguer ce que je fais de ce que je suis… »
Erling Kagge, Flammarion, 2017
« … Là, tout au fond, tu trouves un homme en pagne beige assis dans la position du lotus sur un rocher. Il doit être là depuis longtemps car son corps semble figé dans cette posture.
Tu approches.
Il sort de sa méditation. Il ouvre lentement les yeux. Il te voit et tu le vois.
Tu lui poses la question qui t’as toujours brûlé les lèvres : « quel est le sens de la vie ? »
Il te fixe, adopte un air grave. Il consent à t’accorder un peu d’attention. Il consent à te répondre.
« La vie est une illusion », dit-il enfin.
Tu réfléchis à sa réponse.
…
Tu lui dis que tu t’accommodes finalement très bien de ton ignorance et que c’est elle qui te pousse en avant. Le doute et la curiosité sont plus forts que la croyance et l’érudition. Ce sont eux, d’ailleurs, qui t’ont permis de venir ici.
Tu lui dis que tu essaies d’être vide pour pouvoir être rempli par tout ce que tu découvres.
Il prend une mine hébétée. Il retient une grimace puis, au comble de l’agacement, te traite de « petit imbécile ».
Signale-lui que tu te sens précisément un « imbécile », mais dans le vrai sens étymologique du terme. Autrefois, « im-bécille » signifiait « qui n’a pas de béquille ». Un imbécile est quelqu’un qui n’a aucun tuteur, aucun bâton, aucune béquille pour le faire tenir droit. Il trébuche mais, au moins, il avance, et il avance seul.
Imbécile : c’est en fait le plus beau compliment que tu pouvais recevoir.
Il te regarde différemment.
A cet instant, cher lecteur, tu sais que jamais personne ne pourra mieux que toi découvrir le monde et l’univers. Toi et personne d’autre. Tu n’as pas besoin de sage, tu n’as pas besoin de philosophe professionnel, tu n’as pas besoin de « bon conseiller » ni de ces tartuffes qui étalent leur esprit parce que, précisément, ils ne savent pas le faire décoller. Ni dieu ni maître ne te sont nécessaires. Tu n’as même pas besoin de moi, « Le Livre du Voyage », car ton chemin est unique et tu es le seul à le diriger.
…
Lutte contre le système
Il est cubique, titanesque, froid. Il est doté de chenilles qui écrasent tout.
C’est le système social dans lequel tu es inséré.
Sur ses tours tu reconnais plusieurs têtes. Il y a celles de tes professeurs, de tes chef hiérarchiques, des policiers, des militaires, des prêtres, des politiciens, des fonctionnaires, des médecins, qui sont censés toujours dire si tu agi bien ou mal. Et le comportement que tu dois adopter pour rester dans le troupeau.
C’est le système.
Contre lui, ton épée ne peut rien.
Quand tu le frappes, le système te bombarde de feuilles : carnets de notes, P.V., formulaires de Sécurité sociales à compléter si tu veux être remboursé, feuilles d’impôts majorés pour cause de retard de paiement, formulaires de licenciement, déclaration de fin de droit au chômage, quittances de loyer, charges locatives, électricité, téléphone, eau, impôts locaux, impôts fonciers, redevance, avis de saisie d’huissier, menace de fichage à la Banque de France, convocations pour éclaircir ta situation familiale, réclamations de fiche d’état civil datée de moins de deux mois…
Le système est trop grand, trop lourd, trop ancien, trop complexe.
Derrière lui, tous les assujettis au Système avancent, enchaînés. Ils remplissent hâtivement au stylo des formulaires. Certains sont affolés car la date limite est dépassée. D’autres paniquent car il leur manque un papier officiel. Certains essaient, quand c’est trop inconfortable, de se dégager un peu le cou.
Le système approche.
Il tend vers toi le collier de fer qui va te relier à la chaîne de tous ceux qui sont déjà ses prisonniers. Il avance en sachant que tout va se passer automatiquement et que tu n’as aucun choix ni aucun moyen de l’éviter. Tu te demandes que faire.
Je te réponds que, contre le Système, il faut faire la révolution.
La quoi ?
LA REVOLUTION.
Tu noues alors un turban rouge sur ton front, tu saisis le premier drapeau qui traîne et tu le brandis en criant : « Mort au Système. »
Je crains que tu ne te trompes.
En agissant ainsi, non seulement tu n’as aucune chance de gagner, mais tu renforces le Système. Regarde, il vient de resserrer les colliers d’un cran en prétextant que c’est pour se défendre contre « ta » révolution. Les enchaînés ne te remercient pas. Avant, ils avaient encore un petit espoir d’élargir le métal en le tordant. A cause de toi, c’est encore plus difficile.
Désormais, tu as non seulement le Système contre toi, mais tous les enchaînés.
Et ce drapeau que tu brandis, est-il vraiment le « tien »?
Désolé, j’aurais dû t’avertir. Le Système se nourrit de l’énergie de ses adversaires. Parfois il fabrique leurs drapeaux, puis les leur tend. Tu t’es fait piéger !
Ne t’inquiète pas : tu n’es pas le premier.
Alors, que faire, se soumettre ?
Non.
Tu es ici pour apprendre à vaincre et non pour te résigner. Contre le système il va donc falloir inventer une autre forme de révolution. Je te propose de mettre entre parenthèses une lettre. Au lieu de faire la révolution des autres, fais ta (r)évolution personnelle. Plutôt que de vouloir que les autres soient parfaits, évolue toi-même.
Cherche, explore, invente.
Les inventeurs, les voilà les vrais rebelles !
Ton cerveau est le seul territoire à conquérir.
Pose ton épée.
Renonce à tout esprit de violence, de vengeance ou d’envie. Au lieu de détruire ce colosse ambulant sur lequel tout le monde s’est déjà cassé les dents, ramasse un peu de terre et bâtis ton propre édifice dans ton coin.
Invente. Crée. Propose autre chose.
Même si ça ne ressemble au début qu’à un château de sable, c’est la meilleure manière de s’attaquer à cet adversaire.Sois ambitieux.
Essaie de faire que ton propre système soit meilleur que le Système en place. Automatiquement le système ancien sera dépassé. C’est parce que personne ne propose autre chose d’intéressant que le Système écrase les gens. De nos jours, il y a d’un côté les forces de l’immobilisme qui veulent la continuité, et de l’autre, les forces de la réaction qui, par nostalgie du passé, te proposent de lutter contre l’immobilisme en revenant à des systèmes archaïques.
Méfie-toi de ces deux impasses. Il existe forcément une troisième voie qui consiste à aller de l’avant. Invente-la.
Ne t’attaque pas au Système.Démode-le !
Allez, construis vite. Appelle ton symbole et introduis-le dans ton château de sable. Mets-y tout ce que tu es : tes couleurs, tes musiques, les images de tes rêves.
Regarde.
Non seulement le Système commence à se lézarder. Mais c’est lui qui vient examiner ton travail. Le Système t’encourage à continuer. C’est ça qui est incroyable.
Le Système n’est pas « méchant », il est dépassé. Le Système est conscient de sa propre vétusté. Et il attendait depuis longtemps que quelqu’un comme toi ait le courage de proposer autre chose.
Les enchaînés commencent à discuter entre eux. Ils se disent qu’ils peuvent faire de même.
Soutiens-les.
Plus il y aura de créations originales, plus le Système ancien devra renoncer à ses prérogatives. »
Bernard Werber, 1997, Albin Michel
« … Mais s’il y a quelqu’un autour qui comprend
Le mauvais français, le musulman,
Sous la course des planètes
Ça serait bien qu’il s’inquiète
Avant que ses paupières n’explosent
Et qu’elles prennent ce gris en overdose
Quand je suis parti j’ai bien compris
Qu’on y pouvait quelque chose…
Toi t’envoies dix francs
Pour les enfants du Gange
Parce que t’as vu les photos qui dérangent.
T’envoies dix francs
Pour les enfants d’ailleurs
Parce que t’as vu les photos qui font peur
Et elle que tu croises en bas de chez toi
Elle que tu croises en bas de chez toi…
Depuis je suis retourné à Marseille
Ses amis n’ont pas de nouvelles
Y a trop d’hirondelles
Ou trop de corbeaux
Elle a dû changer de ghetto… »
Francis Cabrel, CBS, 1983 – Dailymotion
» Vers 12’000 av. J.C. se produit en différents endroits du globe, l’invention de l’agriculture. Il s’agit bien d’une révolution, que l’on appelle néolithique : ce changement de mode de vie va permettre l’accumulation de surplus alimentaires, la concentration des humains dans des villages et des villes, la diversification des types d’activités, et un décuplement du nombre des humains. Ce progrès, cependant, n’est pas la garantie de bonheur : il apparaît rétrospectivement que leur sort ne s’est pas amélioré. Ils travaillent plus que les chasseurs-cueilleurs, vivent moins longtemps, sont moins bien nourris.
Mais un facteur demeure constant entre les deux époques : d’un bout à l’autre de la planète, le niveau moyen de consommation matérielle est très comparable pour tous les humains. Sur toute la terre, pour tous les hommes, pendant des millénaires, l’énergie physique disponible reste limitée. La rareté était le lot commun de toutes les sociétés, quelles que soient la spécificité de leur culture, leur degré d’inégalité ou leurs aptitudes guerrières.
L’exploration maritime du monde et la conquête des Amériques donnent forme à la première poussée des Européens. Leur nouveau dynamisme va se prolonger à partir de la fin du XVIIIe siècle par la révolution industrielle, d’où naîtra une suprématie impressionnante. En fait, entre 1750 et 1850, se produit ce que l’historien Kenneth Pomeranz (1958 – …) a appelé « la grande divergence », par laquelle l’Europe sépare nettement son sort du reste du monde et engage la planète dans une mutation aussi importante que la révolution néolithique.
Notons qu’à l’orée de cette grande divergence les européens restaient très conscients de leur faiblesse, voire de leur infériorité, par rapport aux autres grandes puissances, à commencer par la Chine. Tous les historiens qui se sont intéressés à la question concluent que, vers 1750, selon tous les critères permettant d’approcher un « niveau de vie » – l’espérance de vie, la ration calorique, l’énergie disponible, le salaire ouvrier -, le sort des Européens n’est pas meilleur que celui des Chinois, des Indiens ou des autres peuples du monde sur lesquels on dispose de données relatives à cette époque. Au demeurant, c’est depuis le néolithique et partout dans le monde que cette situation a prévalu.
Pourquoi, alors, si les Européens n’étaient pas mieux lotis que leurs contemporains chinois ou indiens, ont-ils pu constituer, au XIXe siècle, une civilisation d’une capacité productive inégalée et dominant toutes les autres sociétés ?
La question a été attentivement étudiée par Kenneth Pomeranz. En fait, l’économie anglaise plafonnait, parce qu’elle était contrainte par les ressources physiques disponibles, particulièrement énergétiques. Mais deux facteurs sortirent l’Angleterre de l’impasse : la découverte du charbon, et l’espace nord-américain, qu’avait ouvert l’aventure maritime engagée deux siècles auparavant. L’Amérique du Nord est ainsi devenue pour la Grande-Bretagne une extension de son territoire, un « espace écologique » providentiel qui lui fournit au moindre coût les ressources dont elle manquait. Dans cette optique, la révolution industrielle lancée par l’Europe ne s’explique pas par une différence d’essence en Orient et Occident, mais par des opportunités écologiques particulières. Sans charbon et sans Amérique, l’Europe serait restée une économie se développant lentement en intensifiant le travail et en augmentant le rendement agricole à petits pas. Elle n’aurait pas fait le grand saut, le monde n’aurait pas divergé entre une partie de l’humanité rapidement et massivement enrichie, en moyenne, et le reste de la société humaine.
Cette nouvelle puissance, d’ailleurs, allait générer un effet cumulatif, en permettant aux nouveaux maîtres du monde d’imposer leur accès privilégié à l’espace écologique mondial, soit par l’importation des matières premières des colonies, soit par l’imposition, plus tard, d’un prix bas à des ingrédients essentiels à son économie, et notamment le pétrole.
La révolution industrielle représente une mutation aussi importante que la révolution néolithique, comme l’a souligné l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Mais si elle est advenue par une sorte d’accident ou de chance pour les pays qui l’ont lancée, elle n’en a pas moins entraîné un bouleversement stupéfiant dans l’histoire de l’humanité. L’accès aux combustibles fossiles – et d’abord le charbon – change totalement le régime de production néolithique.
On peut estimer qu’avant 1700, l’humanité utilisait 250 millions de tonnes équivalent pétrole d’énergies non humaines (bois, vent, eau) En 1900, elle en était à 1 milliard de tonnes. Au demeurant, ce milliard de tonnes était majoritairement utilisé par les Européens et les États-Unis, qui disposaient donc alors des trois quart de l’énergie mondiale. Le chiffre mondial allait passer à 2 milliards de tonnes en 1945 et à 10 milliards en 2000, soit quarante fois plus qu’avant la révolution industrielle.
Mais la grande divergence s’est aussi traduite par un phénomène exceptionnel dans l’histoire de l’humanité : une différenciation énorme des conditions moyennes d’existence d’une région du globe à l’autre. Un habitant des États-Unis consomme aujourd’hui en moyenne dix fois plus d’énergie qu’un habitant de l’Inde. Un Allemand a un produit quarante-sept fois plus élevé que celui d’un Nigérien. Une autre façon de considérer les choses est de signaler que le revenu moyen en Inde n’a augmenté que de 10% entre 1820 et 1950, celui de la Chine de 17%, quand celui des pays européens bondissait de 400%.
Ce monde post néolithique, ce monde inégal, est-il destiné à durer aussi longtemps que le néolithique, soit douze mille ans ?
Au XIXe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, les pays d’Europe occidentale, rejoins par l’Amérique du Nord, le Japon et la Russie, connaissent une croissance économique vigoureuse, qui les a propulsés aux commandes de la planète. De 1992 à 2010, le produit intérieur brut mondial augmente de 75%. La plus grande part de cette progression est attribuable aux pays que l’on appelle aujourd’hui « émergents », la croissance des pays riches ayant fortement ralenti. Ainsi l’économie mondiale commence à se rééquilibrer. Les pays occidentaux et le Japon voient leur part du PIB reculer et passer en-dessous de la moitié en 2010, tandis que l’Asie (hors Japon), qui ne pesait plus de 15% du PIB mondial en 1950, en représente près de 30% en 2010. Et se rappelle qu’en 1700 elle comptait bien plus… Le Premier ministre indien, Manmohan Singh (1932-…), l’exprime sans fioritures : « Les deux économies géantes d’Asie sont vouées à regagner une part considérable du PIB mondial, parts qu’elles ont perdue pendant les deux siècles de colonialisme. » Ce qui se passe, c’est que la divergence amorcée lors de la sortie du néolithique s’est achevée. La grande convergence a commencé, le lit de l’histoire retrouve son cours normal après deux ou trois siècles d’emballement européen. A l’échelle de l’humanité, elle aura duré cent ans sur une histoire de soixante-dix mille ans, soit moins d’un centième de la durée de l’aventure d’Homo sapiens. Après avoir transformé le monde, les Occidentaux rentrent dans le rang.
La mondialisation d’économie à partir des années 1960, initiée par les pays riches demandeurs de matières premières et de main d’œuvre bon marché, s’est accompagnée d’une diffusion de la culture de consommation, qui a travaillé les imaginaires. Le mode de vie occidental est devenu la norme mondiale. Un deuxième phénomène s’est produit : tant dans les pays riches que dans les pays émergents, l’inégalité interne a recommencés à augmenter à partir des années 1980. Ainsi deux mouvements contradictoires développent leurs effets depuis une vingtaine d’années : la croissance du revenu réel des pays pauvres, réduit l’inégalité moyenne de pays à pays, mais l’accroissement de l’inégalité dans chaque pays compense ce mouvement au niveau mondial.
Résumons
Après avoir lancé la révolution industrielle et transformé le monde en le faisant sortir du néolithique, l’Occident est, depuis quelques décennies, rattrapé. Sa suprématie s’efface peu à peu. Riches et pauvres sont de moins en moins attachés à une nationalité, leur destin est de plus en plus délocalisé. Les forces qui animent la société mondiale ne se lisent plus dans la géographie, mais dans l’opposition entre la dynamique capitaliste et l’évolution rapide de l’écologie planétaire. Et la question majeure qui détermine l’avenir n’est plus la place de l’Occident ou de toute autre puissance, mais celle-ci : quel peut être le niveau moyen de consommation matérielle des quelques 9 milliards d’habitants que pourrait compter la planète en 2050 ?
D’ici à 2050, annonce l’OCDE, exprimant une opinion largement partagée, « Le produit brut mondial devrait quadrupler, dans la foulée des quarante années précédentes. » Ces experts admirables appliquent un principe simple : Ce qui a eu lieu arrivera. A leurs yeux, la croissance est un état normal de la vie économique, une espèce d’invariant, un phénomène immanent. Le prophète de cette vision a été Walt Whitman Rostow (1916-2003) qui prêchait « La puissante vertu arithmétique de l’intérêt composé« . Cette arithmétique simple est souvent oubliée dans un monde obsédé par le court terme, où la croissance est perçue comme une simple addition d’une année sur l’autre. Mais dès que l’on prend du recul, elle représente un phénomène cumulatif impressionnant.
On oublie aussi de considérer qu’un doublement de production implique de détruire autant de ressources naturelles que tout ce qui a été détruit pendant la période précédente, et d’accumuler autant de pollutions et de déchets. L’équilibre naturel du système Terre est-il en état de la supporter ? Les émergents ont « démarré », ils atteignent la maturité, ils vont accéder à l’ère de la consommation de masse. En fait, le discours dominant sur la poursuite de la croissance repose sur deux hypothèses : la première est que la croissance des émergents se maintienne à un rythme élevé ; la deuxième, que la forte inégalité qui les traverse continue à être acceptée par leurs citoyens. Il est légitime de s’interroger sur ce qui se passerait dans le cas où aucune de ces deux hypothèses n’était vérifiée.
Dans le développement imaginé par Rostow et qui hante le subconscient des prévisionnistes officiels, un élément est singulièrement absent : l’énergie. Cet oubli s’explique par l’expérience historique : la révolution industrielle a été permise par le desserrement de la contrainte énergétique, autrement dit, par une baisse providentielle du coût de l’énergie.
La croissance économique depuis la révolution industrielle reflète l’augmentation prodigieuse de la productivité du travail. Le progrès technique a en fait remplacé du travail humain par de l’énergie fossile. La situation actuelle est toute différente. Le rendement énergétique de la production d’énergie est devenu décroissant. Le problème ne se pose pas seulement pour l’énergie, mais aussi pour un grand nombre de métaux et de minéraux qui entrent dans la composition de nombreux produits industriels.
Ce lent étranglement présente un troisième volet. Non seulement le prix des ressources minérales augmente, non seulement la quantité d’énergie nécessaire pour les obtenir s’accroît, mais les dommages écologiques entraînés par leur production empirent eux aussi. Vouloir maintenir les conditions de la croissance signifie un coût écologique croissant.
L’annonce des différents pics signifie que l’humanité approche d’une limite physique des ressources. En fait, la crise écologique présente un caractère unique au regard de l’histoire de l’humanité : nous sommes les premières générations à atteindre les limites de la biosphère.
La convergence entre les deux mondes se produit alors que la violence du désir de rattrapage par les uns s’accorde au refus obstiné par les autres de modifier leur mode de vie dispendieux. Il en résulte une course généralisée aux ressources dont les conséquences écologiques planétaires deviennent de plus en plus menaçantes.
Que signifie, dans cette perspective, la conjonction des deux phénomènes historiques majeurs que connaît notre époque, à savoir la convergence des conditions d’existence à travers le monde et l’atteinte des limites de la biosphère ? Que si nous laissons les tendances actuelles se poursuivre, rien ne prédit que la transition de phase ne se déroule de manière paisible. La grande convergence signifie que le niveau mondial de consommation matérielle moyenne doit – et va – se situer en –dessous de celui des Occidentaux et autres pays riches. Si bien que le niveau moyen de ceux-ci doit – et – va diminuer. Les habitants des pays occidentaux et riches doivent – et vont – s’appauvrir en termes de consommation matérielle et d’énergie.
Récapitulons
- Nous vivons un moment historique de convergence ; ou d’égalisation, des conditions matérielles d’existence.
- Il se produit dans un contexte de dégradation écologique tel que, si nous laissons se poursuivre celle-ci, l’amélioration de la condition humaine ne sera plus possible.
- Le mur écologique implique que l’égalisation mondiale se produise par un abaissement de la condition des plus riches, et donc par une réduction de la consommation matérielle des pays occidentaux.
La conjonction de ces phénomènes historiques dessine l’évolution de l’histoire des prochaines décennies. Il y aura deux façons de vivre cette évolution :
- Soit les pays occidentaux et les autres pays riches tenteront de bloquer cette tendance historique, et les rivalités pour l’accès aux ressources, notamment, s’accroîtront, jusqu’à multiplier les guerres ;
- Soit les sociétés occidentales s’adapteront volontairement à ce courant historique, et le monde pourra alors faire face à la crise écologique de manière pacifique, tendant vers la formation d’une société planétaire certes traversée de tensions, mais rendue cohérente par l’intérêt commun de la survie dans les meilleures conditions possibles.
Le choix entre ces deux adaptations n’a pas encore été fait, ce dont on ne saurait s’étonner dans la mesure où la situation est encore confuse et où les enjeux ne sont pas encore perçus par les populations. Mais le mouvement de la mutation matérielle des débuts du post néolithique s’est déjà enclenché. Tel est le sens profond de la tourmente financière déclenchée en 2007.
L’appauvrissement des occidentaux
Les statistiques ont commencé à enregistrer dans la plupart des pays de l’OCDE une stagnation ou une baisse du niveau de vie moyen, et une augmentation du nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. Les sociétés inégalitaires génèrent cette situation paradoxale : les plus pauvres sont les premiers à subir l’appauvrissement en cours.
On ne peut comprendre la mutation en cours du système économique, engagé par l’affaissement du système financier en 2007, si l’on ne remonte pas aux années 1970. Après trente ans de forte croissance, les marchés occidentaux paraissaient saturés et la part de profits s’était amenuisée. L’internationalisation de la production s’offrit peu à peu au capitalisme comme une solution pour sortir de cette impasse : le but était de maintenir le marché de masse en croissance sans qu’augmente encore la part salariale. Les capitaux s’investirent donc dans les pays du Sud. Ainsi le profit fut-il reconstitué.
La productivité continua d’augmenter dans les pays occidentaux, grâce aux progrès de la micro-informatique, à partir des années 1980, mais la plus-value générée ne se traduisit plus guère par des hausses du salaire réel, accaparée qu’elle était par la rémunération du capital. Le problème : les salaires élevés alimentaient la consommation, qui faisait tourner la machine économique. Et quand les salaires n’augmentent plus, la consommation stagne.
Comment maintenir la demande globale à un niveau élevé ?
Au tournant des années 2000, l’entrée dans la zone Euro fut associée à un crédit bon marché, mais au prix de déficits croissants du commerce et de la balance des paiements. Les ménages ne furent pas les seuls à être poussés à l’endettement. De la même manière, ces gouvernements ont lâché la bride à la dette publique, à commencer par les Etats-Unis de Ronald Reagan (1911-2004) Dans l’ensemble des pays de l’OCDE, la dette publique a ainsi bondit de 20% du PIB en 1980 à plus de 70% en 2009.
Si la dette n’avait pas injecté massivement dans le corps de l’économie des pays riches des calories supplémentaires, il est fort probable qu’ils auraient dû s’adapter, sur une ou deux décennies, à l’épuisement spontané de la dynamique de croissance. L’éclatement de la crise n’est que l’effet accumulé de ce refus d’adaptation. Cependant, le choix qui a été fait de contourner par la mondialisation de la production et par l’endettement le problème apparu dans les années 1970 a eu de lourdes conséquences écologiques.
La modération des cours des matières premières correspond en fait à un ralentissement de l’économie. Celle-ci est dorénavant prise en tenaille : quand la croissance mondiale redémarre, le prix de l’énergie et des métaux s’élève et asphyxie la reprise. La solution à ce problème est simple dans le principe, mais suppose un changement radical : plutôt que de dépenser tant d’efforts à découvrir de nouvelles ressources, la priorité devrait être d’apprendre à en consommer le moins possible.
Dans une société globalement très riche, les besoins s’orientent moins vers les biens que vers les services ou activités dites tertiaires, dans lesquelles la productivité ne peut guère s’accroître.
Une solution au problème est de réduire le temps de travail. La diminution du temps de travail se réalise de manière forcée, par le chômage ou par la multiplication des emplois à temps partiel mal payés. Mais la baisse des revenus contracte la consommation, ce qui déprime l’économie. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut donc modifier la répartition des revenus et de la richesse collective.
C’est même par là qu’il faut commencer : la grande convergence historique pose fondamentalement la question de l’équité mondiale, tandis que la crise écologique historique pose celle de la répartition de ressources biosphériques limitées.
La stratégie du choc
Comme le démontre Naomi Klein (1970-…), face à une situation de crise qui affaiblit la société, le capitalisme ne vise pas à remédier aux maux de celle-ci.
La Grèce est, depuis le tournant de la décennie 2010, le terrain d’expérimentation le plus spectaculaire de cette stratégie du choc. Le système économique qui détruit l’environnement quand il est en croissance le détruit aussi quand il est en crise.
Les dirigeants savent que la croissance s’épuise, que la crise écologique s’approfondit, et que l’énergie devient un problème, en termes tant de ressources que d’équilibre climatique. Sous le concept de « bioéconomie« , alias « économie verte » ou « croissance verte« , s’élabore en fait la continuation du même système, sous couvert d’une combinaison différente des technologies et de leur organisation. Il s’agit d’appliquer les méthodes de la production de masse au monde vivant et de privatiser des ressources. Cela ouvrira la voie à une gestion du vivant par le marché, dont celui du carbone européen est le prototype.
Cette monétarisation du capital naturel revient à appliquer les principes de l’économie de marché au problème de l’environnement. Cela revient à nier que la biosphère est un ensemble global, dont la cohérence tient au métabolisme de ses interactions, et qui est sujet à des phénomènes de seuil, c’est-à-dire d’écroulement lorsque certains équilibres sont rompus. Peu importe aux capitalistes. Leur but premier n’est pas de trouver une solution à la destruction écologique par le système économique, mais de préserver les principes de ce système.
L’obsession du maintien de la croissance se traduit par une course mondiale visant à s’approprier la plus grande part possible de l’espace écologique. Nous sommes aujourd’hui parvenus à un point où l’espace écologique est strictement limité, et où son appropriation devient de plus en plus délicate. Elle reste essentiellement réglée par les rapports de force entre pays.
Les États-Unis, l’Europe, le Japon continuent ainsi à importer massivement matières premières et énergétiques. L’exportation des produits toxiques est une autre façon d’occuper l’espace écologique. A cette pression toujours forte s’ajoute, depuis deux décennies, celle exercée par les nouveaux géants industriels que sont la Chine et l’Inde.
Une autre forme d’occupation de l’espace écologique s’est développée depuis la fin des années 2000, avec l’accaparement des terres. Une autre course s’engage pour l’appropriation des ressources minérales océaniques, où le progrès des techniques de forage en profondeur permet d’envisager l’exploration des minéraux.
Avec la stratégie du choc, l’oligarchie d’aujourd’hui se crispe devant la montée des tensions entraînée par les inégalités, l’épuisement de la croissance et l’impasse écologique. La combinaison des tensions rend plausible une issue par la violence, fruit de la rapidité même des transformations économiques intervenues au cours des dernières décennies.
Le thème de la sécurité devient une obsession du débat public, instrumentalisé sans vergogne par les classes dirigeantes, avec d’autant plus de légitimité apparente que la déchéance organisée des plus pauvres produit mécaniquement la délinquance.
Le marché de la sécurité, c’est-à-dire de la répression, est même devenu un secteur économique fructueux, dont le chiffre d’affaire connaît un taux de croissance dans le monde de 7.5 % par an. Mais l’inquiétude sécuritaire ne suffit pas à éteindre le ressentiment populaire né du spectacle de la corruption des élites ou des difficultés économiques. Tout est alors fait pour détourner la colère croissante vers l’étranger.
Un autre thème grâce auquel l’oligarchie sait pouvoir orienter la conscience populaire est le nationalisme. Et là aussi avec une légitimité apparente puisque la logique même de la course économique conduit à chercher à s’assurer à tout prix des ressources naturelles.
Comment réduire la consommation matérielle dans les sociétés riches sans diminuer leur bien-être ?
Cette question régénère le problème politique : il ne s’agit plus de répartir l’abondance, l’enrichissement sans fin promis par la croissance, mais d’organiser la sobriété. Cette mutation extraordinaire est si contraire à la culture dominante en société de consommation qu’il est peu probable que les choses aillent sans heurts.
La situation actuelle est paradoxale. Tout se passe comme si ce système économique était éternel. Ainsi que l’écrit ironiquement Slavoj Zizec (1949-…) : Nous pouvons facilement imaginer l’extinction de la race humaine, mais il est impossible d’imaginer un changement radical du système social. On confie aux voleurs la clé du trésor : la Banque centrale européenne est dirigée depuis 2011 par un ancien de la banque Goldmann Sachs… qui a aidé à maquiller les comptes de la Grèce.
Une prédiction qui n’est pas plus pessimiste considérera que seul le désastre dans lequel nous entraîne l’oligarchie ouvrira la porte d’une autre politique. Il sera essentiel alors que soient disponibles pour l’action les idées et les outils susceptibles de reconstruire la société disloquée.
Trente ans d’idéologie individualiste, de déni de l’action collective et de glorification du marché ont durablement imprégné l’univers des valeurs communes définissant ce qui est bien, agréable, prestigieux, désirable. Il y a dans nos têtes comme dans nos pratiques une transformation profonde à accomplir – aussi importante que celle qui a affecté le psychisme mondial depuis trois décennies. Il s’agit de substituer une culture de la solidarité et de l’entraide à la culture de l’individualisme et de la compétition. Car la culture n’est pas un problème mais une façon d’être.
La culture des Occidentaux doit aussi changer sur un autre plan : comprendre et accepter leur affaiblissement relativement aux pays tiers, qu’ils ont pris l’habitude de dominer de près ou de loin pendant deux siècles. Or ils balancent entre la conviction implicite que leur civilisation est supérieure et le principe abstrait d’égalité humaine : le changement des relations induit par la convergence des conditions matérielles d’existence mettra à l’épreuve cette conviction et ce principe. Il n’y a pas deux mondes séparés et qui s’opposent, mais un avenir unique. La lutte pour l’équilibre écologique et pour la justice est bien mondiale – même si l’effort le plus important doit être fait dans les pays riches, qui comptent le plus de personnes émettant beaucoup de CO2.
Pour la première fois dans l’histoire humaine, nous sommes unis par une même question politique : celle de la crise écologique. L’écologie n’est plus seulement un fardeau de blanc ou une préoccupation de riches, elle devient l’affaire de tous.
La prévention du changement climatique, le cantonnement des épidémies, le prélèvement mesuré des ressources naturelles, tout en appelle à l’exercice d’une raison collective qui surmonte les rivalités instinctives, les frustrations accumulées et les méfiances ancestrales. Une raison qui doit se transmuer en vécu de solidarité, qui constitue une culture planétaire, capable de s’enrichir des cultures de chacun sans en appauvrir aucune. Aboutir à la civilisation de l’universel, écrivait Léopold Sédar Senghor (1906-2001), au rendez-vous du donner et du recevoir.
La difficulté provient du fait que c’est l’Occident qui a le plus largement théorisé l’universel, et souvent pour se prévaloir d’une supériorité particulière : Nous sommes supérieurs, semblait-il dire durant le mince intervalle de temps qu’a duré la grande divergence, et c’est parce que nous savons penser l’universel. N’y a-t-il pas alors, dans l’appel à l’urgence d’agir ensemble contre une menace qui, indubitablement nécessitera de tous des efforts difficiles, un nouvel avatar du colonialisme occidental, qui trouverait au moment de son déclin cette planche de salut pour empêcher les autres de le rejoindre ?
Mais le temps a passé, la grande convergence est en marche, l’Occident rentre dans le rang.
Les valeurs universelles globales ne nous sont pas données, écrit Immanuel Wallerstein (1930-…) ; elles sont créés par nous. L’entreprise humaine de définir ces valeurs est la grande entreprise morale de l’humanité.
L’entrée dans l’ère biolithique signifierait par rapport au néolithique un nouvel état du politique. Ce nouvel état signifierait la régression de l’individualisme hystérique et l’adoption des valeurs de solidarité et de communauté qui subsistent dans beaucoup de pays pauvres.
Mais une autre valeur universelle est en jeu dans la politique mondiale des biens communs : ce qu l’Occident appelle nature. Une nouvelle perception de ce que l’on appelle nature ne saurait manquer de conduire à la spiritualité, si largement refoulée par le monde moderne.
La réduction nécessaire de la consommation matérielle ne découlera pas seulement d’une démarche de la raison, mais aussi d’une remise en cause des valeurs matérialistes. Elle ne manquera pas de se prolonger philosophiquement. L’époque vibre d’une tension contenue vers le spirituel, vers l’admiration pour l’univers qui dépasse l’aventure humaine et lui donne sens. Nous aurons à transmuer ces milles façons de percevoir le mystère en une démarche universelle.
Quoi qu’il en soit, les peuples devront confronter leurs intérêts et leurs aspirations, et la géopolitique sera dominée par la question énergétique.
Les scientifiques nous apprennent que la période géologique durant laquelle s’est déroulé le néolithique était l’holocène, un temps de stabilité climatique favorable au développement de l’agriculture. La puissance d’action développé par l’humanité à partir de la révolution industrielle a fait d’elle une force géologique, et certains géologues et climatologues expliquent que nous sommes désormais entrés dans une nouvelle période, appelée anthropocène.
La vivrons-nous avec la mentalité du néolithique, conquérante et brutale, efficace et destructrice ? Qui pourrait conduire à la ruine de la civilisation, cette civilisation aujourd’hui totale ? Ou bien inventerons-nous le biolithique, en accord avec les rythmes du vivant et les ressources de la Terre ?
Nous en savons assez sur l’avenir pour savoir quoi faire au présent. L’avenir est le meilleur des conseillers, les fous le dédaignent disait Chrétien Guillaume de Lamoignion de Malsherbes (1721-1794)… ”
Hervé Kempf, 2013, Ed. Seuil
« Face à la pénurie probable des ressources futures, tant renouvelables que non renouvelables, nous voilà comme les médecins de Molière. Face à l’inconnu, à la maladie inquiétante et barbare de l’Anthropocène, nous espérons encore, ou faisons semblant d’espérer, qu’une croissance future devenue « verte » résoudra les maux engendrés par nos activités passées. Jusqu’à affirmer de manière absurde, qu’il faudrait même accélérer puisqu’un peu de croissance pollue, beaucoup de croissance dépollue.
Je n’y crois pas. Je n’y crois plus.
L’histoire de l’humanité est une longue lutte contre la pénurie de ressources. Le fait est que, globalement, l’ensemble du système, adossé, enchâssé dans un système social, moral, culturel qu’il modifiait à mesure, a jusqu’à présent plutôt bien répondu aux risques de pénuries et de nouvelles solutions pour y répondre, créant elles-mêmes de nouveaux besoins et de nouvelles pénuries.
Pourquoi cette fois cela serait-il différent ?
Il reste encore beaucoup d’énergie fossile sous nos pieds, mais il faut mettre toujours plus d’énergie pour l’extraire, et la mise en production est de plus en plus compliquée. Des énergies fossiles moins accessibles entrainent également un besoin accru en métaux. Mauvaise nouvelle, c’est également le cas pour les énergies renouvelables, qui font massivement appel aux ressources métalliques, et des plus rares, comme le néodyme et le dysprosium dans les aimants permanents pour les génératrices éoliennes, le gallium, l’indium, le sélénium, le cadmium ou le tellure pour les panneaux photovoltaïques à haut rendement (technologies CIGS ou Cd-Te), le cuivre qui est utilisé en quantité plus importante par unité d’énergie produite.
En misant sur le tout technologique pour notre lutte contre le changement climatique, nous risquons fort de créer de nouvelles pénuries – elles-mêmes nécessitant un recours accru à l’énergie – et d’accélérer ainsi le système de manière involontaire. Car les « technologies vertes » sont généralement basées sur des nouvelles technologies, des métaux moins répandus et contribuent à la complexité des produits, donc à la difficulté de recyclage.
Indéniablement nous pouvons, et devons, développer les énergies renouvelables. Mais ne nous imaginons pas qu’elles pourront remplacer les énergies fossiles et nous permettront de maintenir la débauche énergétique actuelle.
Pour produire les 22’000 TWh de la consommation électrique mondiale (en 2011), il faudrait installer l’équivalent de cinq cents années de production actuelle de panneaux solaires (ou, plus modestement, cent vingt années pour la consommation électrique européenne) ! Sans oublier qu’au bout de quarante ans au plus, il faudrait tout recommencer, étant donnée la durée de vie des panneaux photovoltaïques. Encore ne faut-il pas confondre électricité mondiale et énergie mondiale : je vous passe les assommants calculs, mais il faudrait alors au bas mot deux mille années de production de panneaux solaires.
Les différentes énergies renouvelables ne posent pas forcément de problème en tant que telles mais c’est l’échelle à laquelle certains imaginent pouvoir en disposer qui est irréaliste.
Les contraintes techniques ne sont pas seules en cause pour limiter le déploiement ou l’impact de « bonnes » innovations. L’effet rebond est bien connu. Les économies de consommation ne sont pas toutes récupérées car le coût d’utilisation en baisse fait augmenter la demande. L’effet rebond peut alors égaler 100%, il peut même être supérieur, comme dans le Paradoxe de Jevons, où l’abaissement du coût fait fortement augmenter la demande, avec l’exemple de l’introduction de la machine à vapeur de Watt.
Reste à savoir si notre système économique actuel et son besoin de croissance, le fonctionnement et le financement de la recherche avec les partenariats public-privé, les modes de protection de la propriété intellectuelle et de rémunération des brevets, permettent aujourd’hui de faire émerger les « bonnes » innovations, celles qui permettront les économies de ressources. La réponse est probablement en partie dans la question.
On connait le besoin d’obsolescence physique ou culturel, poussé par les oligopoles industriels ou la publicité, et l’on ne voit pas bien comment les choses pourraient changer. Une partie des innovations, et il est à craindre la plus grande – car c’est celle qui rapporte -, permet donc de remplir les besoins absurdes générés par le système. Tout est lié. Depuis notre entrée dans l’Anthropocène, la grande accélération de la révolution industrielle, quand on croit trouver une solution technique à une pénurie on en crée d’autres ailleurs, ou des dégâts, car notre Terre est bien de dimension finie.
Une partie des innovations ne sert qu’à gérer, ou tenter de gérer, la complexité ou les effets négatifs induits par les innovations précédentes. Plus nous rendons le système complexe – et ne doutons pas que plus de technologie signifie plus de complexité -, plus il sera dur de le maintenir économiquement et plus il sera potentiellement sensible à des perturbations venues de l’extérieur : changement climatique, pénurie de ressources, géopolitique, ou catastrophes industrielles de type Fukushima…
Croissance verte et nouvelles technologies permettent au mieux de freiner l’effondrement, au pire l’accélèrent sans le savoir par effet systémique. Notre société technicienne s’est fourvoyée dans une triple impasse, dont la sortie sera difficile car il y a peu de place pour manœuvrer. Une impasse sur les ressources, non renouvelables ou exploitées à un rythme insoutenable. Une deuxième impasse liée aux pollutions : les excès de gaz à effet de serre, mais aussi les métaux que nous extrayons de la lithosphère, les plastiques et les polluants organiques persistants que nous synthétisons, les dioxines produites par l’incinération… Qui viennent saturer les sols, les eaux douces, les océans et in fine les êtres vivants. La troisième impasse est celle de la consommation d’espace que nous saturons de bitume et de béton. La mondialisation consomme par les besoins de distribution, de logistique et de transports accrus et en constante évolution. L’obsolescence programmée touche les objets mais aussi les lieux. A cette triple impasse, bien physique, s’ajoutent l’impasse sociale, avec le creusement des inégalités – mais l’histoire a montré que l’on pouvait aller assez loin dans le domaine sans que le système s’effondre -, et l’impasse morale ; mais un monde qui abat les forêts anciennes pour en faire des mouchoirs en papier ou du contreplaqué de chantier, ou, plus proche de nous, un monde qui chauffe les terrasses des cafés sans s’émouvoir de ce gaspillage insensé, nous montre que là aussi les limites peuvent être poussées assez loin.
Les exhortations au retour de la croissance sont pitoyables. Pour prendre une métaphore informatique, il est temps de changer de logiciel ; que dis-je, c’est la carte mère et l’ensemble des circuits qu’il nous faut démonter.
Puisque le système high tech va dans le mur, pourquoi ne pas tester autre chose, prendre le contre-pied et se tourner vers les low tech, les basses technologies ?
Quand nous évoquons les basses technologies, c’est, à ce stade, d’orientations, de principes généraux, que nous devons parler, fondés sur le renoncement réfléchi à l’espoir d’une « sortie par le haut » basée sur des percés technologiques à venir. Des principes visant à effectivement diminuer notre prélèvement de ressources.
En quelque sorte acquérir le réflexe d’une « écologie de la demande » (décroissante) plutôt qu’une « écologie de l’offre » (croissante verte). On ne vivait pas si mal sans écrans plats dans les bureaux de poste, surtout qu’ils ont été installés pour réduire la sensation d’attente : on fait toujours la queue, mais on s’en rend moins compte qu’avant !
Littéralement un virage à 180° contre l’obsolescence programmée, technique ou culturelle, la différenciation marketing et la logique du tout-jetable.
Si l’on veut effectivement économiser nos ressources et rendre le système plus stable face aux incertitudes de l’avenir, il sera nécessaire d’arbitrer, d’une manière ou d’une autre, entre performance et « convivialité« , pour prolonger les réflexions d’Ivan Illich (1926-2002) Conviviale est la société ou l’homme contrôle l’outil. Mieux vaut, certainement, perdre un peu en efficacité mais faire robuste, simple, avec des matériaux et des technologies éprouvées, pour augmenter les capacités locales à entretenir, à réparer, à faire durer, à maîtriser les objets, les outils ou les systèmes techniques.
Démachiniser les services.
Les machines sont utiles pour la production, naturellement, pour augmenter la productivité mais aussi pour lutter contre la pénibilité du travail. Mais pourquoi remplacer les humains par des machines partout ? On assiste depuis quelques années à une prolifération des machines également dans les services. On assiste au remplacement progressif des métiers d’accueil et de services par des machines ou bornes automatiques. Dans les lieux publics ou les établissements recevant du public, les distributeurs automatiques de boissons prolifèrent. Du point de vue des ressources, rien de plus néfaste : on remplace du simple travail humain par de la consommation métallique et énergétique : machines et écrans bourrés d’électronique, donc de métaux rares, branchés en permanence.
Que se passe-t-il en pratique ? Afin d’être plus « efficaces« , en partant sûrement d’une bonne intention – servir mieux et de manière moins coûteuse les usagers ou les clients -, on détruit de l’emploi local et on aggrave le déficit commercial (car l’essentiel du contenu des machines est fabriqué à l’étranger et leur énergie achetée à l’extérieur), contribuant à accélérer la destruction des bases de notre société.
Nouvelles technologies, informatique et communication
Difficile de remettre totalement en cause le développement de l’électronique, des outils de communication, de l’informatique, ou d’Internet. Ceux-ci ont permis l’accès à une incroyable augmentation de la puissance de calcul. Mais ce développement a sa face sombre.
Et les évolutions à venir ne laissent rien présager de bon : obsolescence toujours plus rapide des équipements, émergence du Big data et son corollaire, l’explosion des serveurs et des centres de données, Internet des objets avec un monde entièrement « pucé » par RFID… Pratique pour passer rapidement en caisse, mais terriblement orwellien dans ses conséquences possibles. Sans compter l’usage dispersif de métaux pour fabriquer chaque étiquette RFID jetable !
Le numérique n’a évidemment rien de virtuel, même le cloud computing : contenu métallique des téléphones, ordinateurs, serveurs, pour la plupart très mal ou pas recyclés. Et si l’on vous dit que la fibre optique en verre est un exemple de formidable économie de ressources par rapport au câble en cuivre, gardez en tête que le « verre » n’est pas ici composé que de sable… Mais qu’il faut aussi du bore, des métaux rares comme le germanium (30 à 50% de la production mondiale) qui augmente l’indice de réfraction et confine la lumière dans la fibre, ou du gallium pour l’électronique de haute fréquence.
Comme toujours, le problème est grandissant et en accélération. Les terminaux sont toujours plus complexes (plus de ressources), intégrés et miniaturisés (moins recyclables).
Le volume de données échangées et stockées explose (+35% en 2012 ; +39 % en 2011) Lorsque vous accédez à une page (gratuite), des serveurs calculent en environ 10 millisecondes la publicité qui va vous être présentée. Vous visitez un site, mais derrière des dizaines d’autres sont sollicités sans que vous en ayez connaissance (pour reprendre un bon mot : si vous ne payez pas un service, c’est que vous n’êtes pas le consommateur, vous êtes le produit vendu)
L’empirique Loi de Moore veut que la capacité des microprocesseurs double environ tous les dix-huit mois. Jusqu’à présent, malgré l’immense augmentation de la puissance de calcul des deux dernières décennies, un ordinateur met, en gros, toujours autant de temps à démarrer, certes avec plus de fonctionnalités (antivirus, mise à jour, synchronisation Internet, détection de périphériques…), mais l’utilisateur a peu profité de la course à la puissance. L’obsolescence réciproque entre hardware et software fonctionne plutôt bien.
Aujourd’hui, les géants d’Internet cherchent désespérément du froid pour leurs centres de données : Google installe ses serveurs en Finlande pour les refroidir à l’eau de mer, un peu comme des centrales nucléaires. Du Green IT ? D’accord on économise l’énergie de la climatisation, mais n’y a-t-il pas une meilleure utilisation pour cette électricité que d’être rejetée à la mer ? L’intégralité du site de Wikipedia en anglais correspond à la taille de 9 giga-octets, soit l’équivalent de… Deux films en format DVD. Alors que le site compte parmi les dix plus visités au monde, Wikipedia utilise « seulement » mille serveurs répartis dans différents pays. Les raisons ? Pas de vidéos haute définition stockées, architecture optimisée et intelligente, version mobile conçue pour optimiser la bande passante, car les capacités financières du site sont limitées. A l’inverse, tout ce qui est basé sur le temps réel, de Facebook à Twitter, sans parler des opérations boursières qui ont carrément des serveurs et câbles de transmission dédiés, est monstrueusement consommateur de ressources. A-t-on vraiment besoin de cette « ultra connectivité« , du culte de l’urgence et de l’événementiel, de savoir à tout moment ce qui se passe partout dans le monde, de mises à jour permanentes, de commentaires conservés pendant trente ans ?
L’électronique est bien plus efficace que tout ce que les hommes ont inventé à ce jour pour calculer, communiquer à distance, ou partager la connaissance à travers le monde. Pour conserver ces biens communs, l’électricité et les semi-conducteurs semblent indispensables. Mais nous devrions, comme ailleurs, réfléchir à nos besoins réels ; au lieu de fantasmer sur une humanité augmentée, nous devrions réfléchir aux conséquences cognitives de nos usages numériques.
Banque et finance
Il faut aborder une question plus structurelle que la consommation générée par les activités matérielles du secteur lui-même, car elle fonde notre système économique : le prêt à intérêts, « l’usure« , qui après avoir été longuement interdit par la religion catholique est désormais admis comme pratique vertueuses nécessaire aux rouages du système. Le fait de devoir rembourser les intérêts du capital implique mécaniquement le développement (infini) de la masse monétaire : le total du montant à rembourser, par l’ensemble des États, des ménages, des entreprises, étant supérieur à ce qui a été prêté, il faut bien qu’ils aient accès, tous en même temps, à une quantité plus grande d’argent.
Or, si la masse monétaire augmente, le volume des biens et services à produire doit lui aussi augmenter, du moins à la vitesse de circulation de la monnaie constante, selon l’Equation de Fischer MV = PT (M = masse monétaire, V = vitesse de circulation, P = prix, T = volume des transactions) Sinon, il y aura logiquement augmentation des prix, donc inflation, à la vitesse de création monétaire, donc, disons, au taux d’intérêt des prêts. Du point de vue du prêteur, il n’y a plus, alors, d’intérêt à prêter, puis que les intérêts qu’il récupère se retrouvent annulés par l’effet de l’inflation.
Dans une société économique qui prête de l’argent à intérêt, il est donc rigoureusement impossible d’éviter la croissance : une production stable (ne parlons même pas de décroissance) signifierait l’écroulement du système financier et économique. Ainsi, ne faut-il pas voir dans la saturation de la production des sociétés occidentales une des raisons de la crise financière actuelle ?
Pour maintenir un système économique fondé sur le prêt à intérêt sans augmenter la production matérielle, il faudrait développer, à l’infini, des services sans consommation matérielle. Une bonne part des activités humaines est encore hors des circuits économiques, laissant un peu de marge au système pour s’étendre. Mais qui voudrait d’un monde où l’on devra se facturer quand on se rend service entre voisins ou que l’on se reçoit à dîner ? Et il y aura de toute manière une limite.
Si l’on oublie un instant le langage abscons, pour ne pas dire ésotérique, des économistes et des banquiers, qu’est-ce-que l’argent, au fond ? Le moyen d’acheter et de vendre, de se répartir deux choses : du temps de travail – soit directement sous forme de services, soit incorporé dans les biens sous forme d’heures de travail – ou de la « rareté » de biens ou de services. Une dette est donc essentiellement un « droit de tirage » sur le travail futur du débiteur (crédit à la consommation), à moins que celui-ci n’ait à sa disposition un patrimoine équivalent pour rembourser sa dette (principe du prêt immobilier, à condition que le marché ne fasse pas trop de siennes) Et l’argent, la monnaie fiduciaire, n’a de valeur, comme son nom l’indique, que si on lui fait confiance, mais aussi à condition qu’il y ait des biens et services, et en particulier du travail, à échanger contre cet argent à tout moment.
Revenons à notre problème d’usure. Voilà qui est terriblement gênant, car même les plus virulents « pourfendeurs » du capitalisme d’un côté, même les acteurs associatifs impliqués en « finance solidaire » de l’autre, n’ont encore imaginé bannir intégralement le prêt à intérêt. Sans prêt, comment assurer le fonctionnement du système économique ? Même pour des activités de basse technologie, il est nécessaire d’investir dans un outil de production, même pour le four à pain du boulanger ou la charrette du paysan.
La réponse pourrait venir d’une complémentarité entre des financements locaux faisant appel à l’épargne collective, à l’exemple de la tontine, et des financements publics pour les investissements de plus grande échelle, pour les équipements de réseaux par exemple.
Nous orienter vers une société économe en ressources, repenser notre monde technologique, nous amènerait (amènera ?) donc à de profondes évolutions comportementales, culturelles et morales.
Les choses ne peuvent pas durer ainsi. Nous le savons tous plus ou moins implicitement, sans peut-être nous l’avouer complètement car la dissonance cognitive avec l’obligation de continuer à vivre au quotidien, de boucler ses fins de mois ou d’inscrire la petite à la crèche, serait trop forte. Même les hommes politiques, voient leur propre position désormais fragilisée. Les sondages d’opinion le montrent : la terreur des classes moyennes, c’est le déclassement, l’avenir hypothéqué des enfants. Après des générations de « progrès » technique et social, tout le monde se rend compte que les choses ont changé et que la vie sera plus dure pour les générations à venir : pour trouver un travail, un logement, une place décente, un espoir…
Chacun fait son analyse de la situation.
Que l’on partage ou non ces analyses, l’état de la planète est connu et les signes avant-coureurs de gros ennuis potentiels ou avérés sont là. Même les climato-sceptiques ne peuvent nier les alertes sur tous les autres paramètres. Certes, un changement de cap radical serait fort compliqué et risqué, mais le statu quo n’est-il pas pire ? Au-delà du danger physique d’un « effondrement » possible, nous allons littéralement devenir fou – individuellement et collectivement – devant les injonctions contradictoires permanentes.
C’est ainsi que nos élites politiques et économiques s’agitent de manière assez peu coordonnée. L’accélération du monde, réelle ou perçue, met à bas toute tentative de planification politique et, de plus en plus, économique. On peut d’ailleurs voir dans de nombreux domaines les grandes entreprises préférer racheter des concurrents pour acquérir des brevets, des capacités de production ou des compétences, plutôt que de se lancer dans une aventure à risque, liée au manque de visibilité.
Le syndrome du Titanic ; ce n’est pas seulement l’orchestre qui continue à jouer alors que le paquebot coule. C’est aussi l’inertie du système, la difficulté ou l’incapacité à éviter l’obstacle en commençant à tourner la barre trop tard. Pourrons-nous éviter l’iceberg, dans un monde si imbriqué, si compliqué, si ancré dans ses (mauvaises) habitudes ? Tous les problèmes agissent entre eux comme des facteurs aggravants, se renforcent par des boucles de rétroaction positive. Le bateau prend l’eau de toutes parts, et les brèches grossissent. Alors est-il trop tard ? Bien au contraire. Car l’intérêt de la boucle de rétroaction positive, c’est qu’elle marche très bien dans les deux sens.
Secouons et réveillons nos timides hommes et femmes politiques, réduits à n’être que de (piètres) gestionnaires, tentant de ménager la chèvre et le choux, dépassés par la complexité du monde et tétanisés par tout changement d’ampleur, qui risquerait de compromettre les résultats des prochaines élections. Leur indigence intellectuelle et leur absence de perspective sont proprement stupéfiantes. Mieux vaudrait pourtant qu’ils prennent, au plus vite, la mesure des frustrations et de la désespérance qui sont et seront générés par la tentative de statu quo. Parfois, l’Histoire s’accélère de manière surprenante, pas toujours dans le bon sens, et les signes avant-coureurs actuels ne présagent rien de bon… »
Philippe Bihouix, Seuil, 2014
7 janvier 2015. Dans l’émotion des flux d’information, face à l’intolérable inhumanité des crimes perpétrés ; entendant la révolte des uns réagissant à ces attaques frontales, contre le « vivre ensemble » à la française ; et des autres ne pouvant plus tolérer un communautarisme délétère et déstructurant, évidemment, immédiatement, j’ai été Charlie.
Portée par ce tsunami d’émotions, de celles qui parfois, semblent gouverner le monde, ce fût la grande marche républicaine, l’union sacrée de toute une nation, la communion dominicale autours des trois mots qui, dit-on, font la République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Fin de la grande marche. Furtive insertion électronique, expression d’un sentiment rapidement retiré des médias sociaux, le : « Je me sens Charlie Coulibaly » de Dieudonné et ses conséquences immédiates, implacables : poursuite, mise en examen, garde à vue… Apologie du terrorisme.
L’émotion se fige. Brusque retour du rationnel.
Qu’en est-il de cette sacro-sainte Liberté ?
L’expression d’un ressenti qui cloue son auteur au pilori en 2015 aurait-il seulement été commenté il y a 25 ans ?
Un Desproges – paix à son âme – qui se demandait, dans les années 80 « …ce qui déplait le plus aux gens chez Hitler, si c’est le peintre ou l’écrivain ? » aurait-il été poursuivi aujourd’hui ? Poser la question, c’est sans doute y répondre un peu.
L’émotion s’estompe, place à la réflexion.
Qu’en est-il de cette fameuse Égalité ?
Rien à en dire. Elle n’existe ni en lieu, ni en droit et, en l’occurrence, surtout pas en matière de liberté d’expression.
L’émotion refroidie, domine le réalisme.
Sauverons-nous la Fraternité ?
Encore faudrait-il savoir de quelle Fraternité l’on parle.
Celle des regards méprisants, agressifs ou méfiants auxquels se confronte quotidiennement celui dont le teint diffère ? Celle qui ne résiste pas à la sémantique de l’expression « musulmans de France », comme si » français musulman » ne faisait sens.
Comment ce « vivre ensemble », pratiqué comme un « vivre à côté » pourrait-il aboutir à plus qu’un « passer à côté » … de beaucoup de choses, dont cette Fraternité que l’on voudrait soudain ciment évident de la nation ?
Quinze jours, d’évolution des discours de M. Valls ne laisse aucune place au doute complaisant. Passant de l’émotionnel « Vivre ensemble » le 7 janvier au réaliste « Ghetto, Apartheid social des banlieues » le 21 janvier il règle en quatre mots la question de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité.
Ce n’est un secret pour personne : nous vivons le temps des instabilités qui se nourrissent des limites que nous sentons atteintes de notre système, comme des métamorphoses rapides de nos sociétés rattrapées par leur histoire. Cette accélération du temps abolit nos repères. Alors à l’humanité, nous préférons les vieux réflexes animaux, parfois même bestiaux ; de « La manif pour tous » à Pegida nos sociétés s’arque boutent sur ce qu’elles croient avoir de plus solide, chacun nourrit ses certitudes à l’autel de l’intolérance. Je n’existe que par opposition à l’autre devenu menace, devenu ennemi. A la Kalachnikov ou à l’exclusion sociale, chacun attaque, chacun se défend.
Dans les cours de récréation de mon enfance, il y avait toujours un caïd, un peu en marge, qui pour s’affirmer, avait choisi de se moquer, de rabaisser, en un mot d’emmerder le gros, le petit ou le différent… Je n’ai pas attendu d’avoir 10 ans pour comprendre qu’il n’était d’autre fin, en ce cas, qu’une inéluctable raclée.
A bientôt 50 ans, j’aspire à plus de raison, plus de raisonnement que l’on ne saurait en attendre d’un pré-pubère à l’orée de l’âge bête.
Je me rends compte que j’aspire à mieux, à plus, qu’être simplement Charlie ; à un peu d’humanisation.
« … Il est bien d’apprendre, mais le plus souvent cela conduit à commettre des erreurs. Cela me rappelle les sermons du moine Kōnan. Il est intéressant de s’enquérir des hauts faits des hommes de bien pour mieux connaître nos propres insuffisances. Mais le plus souvent ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Pour la plupart, nous préférons nous enorgueillir de nos propres opinions et finissons par nous complaire à les justifier.
Il y a beaucoup à apprendre d’un orage. Lorsqu’une averse soudaine vous surprend sur la route, vous vous mettez à courir pour éviter d’être mouillé. Mais bien que vous tentiez de vous protéger sous les auvents des maisons, vous finissez toujours par être trempés jusqu’aux os. Comme il semble inévitable de se faire mouiller par la pluie, autant garder son calme et continuer son chemin, l’esprit serein. C’est une leçon de vie qui trouve son application en toute chose.
Les hommes calculateurs sont des hommes méprisables. La raison en est que le calculateur balance toujours entre perte et profit et qu’il ne peut se défaire de ce schéma de pensée. Il considère la mort comme une perte et la vie comme un profit. Aussi la mort est-elle une question secondaire pour ce type d’individu, ce qui en fait un être méprisable. En outre, les érudits et les gens de leur espèce sont des hommes qui, avec esprit et force paroles, ne font que dissimuler leur propre lâcheté et leur cupidité. Les gens se méprennent souvent sur cette question.
Un homme dont les compétences dans les arts sont reconnues de tous n’est qu’un sot. Alors que son manque de clairvoyance le conduit à ne s’intéresser qu’à une seule chose, il ne pense à rien d’autre et finit par développer une certaine incompétence. C’est un homme sans intérêt.
Une chose est sûre, il n’y a rien de plus important que ce qui doit être fait à l’instant présent. La vie de l’homme n’est qu’une succession d’instants. Pour autant qu’un homme comprenne l’importance de l’instant présent, il n’aura rien d’autre à entreprendre, et rien d’autre à rechercher. La vie dans toute sa vérité, se vit à l’instant présent.
Pourtant, tout le monde laisse filer l’instant présent, puis se met en quête de le revivre autre part, dans un ailleurs. Personne ne semble avoir pris conscience de ce fait. Mais, dès lors qu’un homme s’y cramponne fermement, il lui devient possible d’accumuler expérience sur expérience. Et, à partir du moment où cette compréhension lui est acquise, il devient une autre personne, même s’il n’en a pas tout à fait conscience.
Lorsqu’un homme comprend l’importance qu’il y a à se montrer constant dans la poursuite de son but, ses affaires s’en trouvent simplifiées. La loyauté participe également de cette constance.
Dans les temps troublés ou dans le cas d’un terrible désastre, un seul mot devrait suffire. Dans les temps heureux, aussi, un seul mot sera suffisant. Et lors d’une rencontre ou d’une discussion avec les autres, un seul mot fera l’affaire. Il faut bien réfléchir avant de parler. C’est clair et précis et chacun devrait apprendre à le faire sans que le doute s’insinue. Il est question de faire tous les efforts nécessaires et d’adopter au préalable l’attitude qui convient. Ceci est très difficile à expliquer mais c’est quelque chose à quoi tout le monde devrait s’atteler de tout cœur. Si une personne n’a pas mis tout son cœur pour l’apprendre, il est peu vraisemblable qu’elle parvienne à le comprendre.
C’est au premier coup d’œil que se mesure la dignité de chaque individu en ce qu’elle se manifeste d’elle-même. La dignité se révèle dans l’apparence de chacun. Il y a de la dignité dans une attitude posée. Il y a de la dignité dans la parcimonie des paroles. Il y a de la dignité dans la perfection des manières. Il y a de la dignité dans la solennité des comportements. Et il y a de la dignité dans un esprit profond et capable d’anticipation. Toutes ces dernières transparaissent en surface. Mais pour finir, elles trouvent leur fondement dans la simplicité de la pensée et la droiture de l’esprit.
Les gens qui parlent encore et encore de questions sans grande importance, ont vraisemblablement quelques récriminations derrière la tête. Mais, alors qu’ils jouent sur l’ambiguïté pour mieux le dissimuler, ils répètent inlassablement ce qu’ils sont en train de dire. A les entendre ainsi radoter, le doute ne peut que s’insinuer au fond de votre esprit.
C’est un point de vue intéressant que de voir le monde comme un rêve. Lorsque vous faites un cauchemar, vous devez vous réveiller en disant qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Il est dit que le monde dans lequel nous vivons n’est en rien différent de cela.
En affaires, que ce soit lors d’un procès ou même d’une simple querelle, perdre rapidement peut vous permettre de perdre avec la manière. C’est comme dans un combat de sumō. Si l’un des combattants ne pense qu’à gagner, la victoire sordide qu’il remportera sera pire que la défaite. Cela prendra, ni plus ni moins, l’allure d’une misérable défaite.
Une personne qui ne sait pas grand-chose se donnera l’air de savoir. C’est une question d’inexpérience. Lorsqu’une personne connait parfaitement son sujet, elle ne sera pas perçue de cette manière. Cette personne possède de la distinction.
Un jour que le seigneur Naoshige conversait avec son petit-fils, le seigneur Motosaige, il lui dit : « Toutes les lignées, qu’elles soient de haut rang ou d’un rang inférieur, sont amenées à déchoir un jour ou l’autre. Le moment venu, si vous tentez désespérément d’empêcher le déclin de votre maison, elle connaîtra une fin ignominieuse. Lorsque le temps du déclin est venu, il est préférable d’en accepter la perspective de bonne grâce. En agissant ainsi, vous pourrez éventuellement la maintenir. »
Il est dit que le deuxième fils de Motoshige, Naoaki reçut par la suite cette leçon de son père.
Narutomi Hyōgo disait : « Ce que gagner implique, c’est de vaincre ses alliés. Vaincre ses alliés implique de se vaincre soi-même et se vaincre soi-même implique de maîtriser son propre corps à force de volonté. »
Le seigneur Shima envoya un messager à son père, le seigneur Aki, pour lui dire : « Je souhaiterais faire un pèlerinage à Kyoto pour me rendre au sanctuaire dédié à Atago. » Le seigneur Aki demanda : « Pour quelle raison ? » et le messager de répondre : » Atago étant le dieu protecteur des archers, mes intentions sont que la chance m’accompagne à la guerre. »
Le seigneur Aki se mit en colère et répondit : « C’est absolument indigne ! L’avant-garde de Nabeshima devrait-elle se reposer sur le bon vouloir d’Atago ? S’il advenait que l’incarnation d’Atago mène la charge aux côtés de l’ennemi, que l’avant-garde le coupe proprement en deux. »
Il est dit qu’Ōkubo Dōko fit un jour remarquer : tout le monde affirme qu’aucun maître, quel que soit l’art, ne peut émerger dans un monde qui court à sa perte. Cette affirmation est pour moi quelque chose d’incompréhensible. Les plantes comme les pivoines, les azalées, les camélias continueront à nous offrir des fleurs magnifiques, fin du monde ou pas. Si les hommes voulaient se donner la peine d’y réfléchir un moment, ils pourraient comprendre. Et si les gens accordaient plus d’attention aux maîtres qui émergent, même dans ces temps controversés, ils prendraient conscience que les différents arts nourrissent des maîtres. Mais les gens s’imprègnent de l’idée que le monde est à son déclin et personne ne fait plus aucun effort. C’est une honte. Ce n’est pas l’époque qui est à blâmer.
Un certain samouraï dit : » Dans la maison du Saint, on peut lire ce poème :
Si dans son cœur
Il suit la voie de la sincérité,
Bien qu’il ne prie pas,
Les dieux ne le protègent-ils pas ?
Quelle est cette voie de la sincérité ? »
Un homme répondit : » Vous semblez homme à aimer la poésie, aussi vous répondrais-je avec un poème :
Alors que tout dans le monde n’est que trompe-l’œil,
Seule la mort est sincérité.
Il est dit que suivre la voie de la sincérité, c’est vivre au quotidien comme un homme déjà mort. »
Ce qui compte parmi les enseignements du moine Bankei.
» Ne pas emprunter la force d’un autre, ne compter que sur sa propre force ; éliminer les pensées passées ou à venir, et ne pas vivre dans l’esprit qui prévaut au quotidien… Alors la grande Voie se tiendra devant vos yeux. »
Un jour, un groupe de dix masseuses aveugles voyageait ensemble dans les montagnes et alors qu’elles s’apprêtaient à longer le bord d’un précipice en prenant toutes les précautions nécessaires, leurs jambes se mirent à trembler et elles furent bientôt envahies par la terreur. C’est alors que celle qui se trouvait en tête trébucha et tomba au fond du précipice. Toutes celles qui restaient se lamentèrent : » Ahh, ahh ! quel malheur ! »
Mais la masseuse qui était tombée cria depuis le fond : » N’ayez pas peur. Bien que je sois tombée, ce n’était rien. Je vais plutôt bien maintenant. Avant de tomber je n’arrêtais pas de penser : « Qu’est-ce que je fais si je tombe ? » Et rien ne pouvait apaiser mon anxiété. Mais maintenant je suis tranquille. Si le reste de vous voulez avoir l’esprit au repos, vous n’avez qu’à tomber sans plus attendre ! »
Ce qui compte dans le fait de parler, c’est de s’abstenir de parler. Si vous pensez que vous pouvez accomplir quelque chose sans parler, terminez sans dire un seul mot. S’il s’avère que quelque chose ne peut être accompli sans parler, parlez en n’utilisant que quelques mots, de cette façon, ils ne pourront que s’accorder avec la raison.
Ouvrir la bouche à tort et à travers ne qu’être source de honte, et il arrive souvent que les gens tournent le dos aux personnes trop bavardes. … »
Jōchō Yamamoto (Yamamoto Tsunetomo), Budo, 1709-1716
“… Quelle que soit la manière dont on aborde la modération en tant que nécessité incontournable, une certitude demeure : les limites qu’impose – par sa constitution même – la planète Terre rendent irréaliste et absurde le principe de croissance économique infinie. Le système dominant qui se targue de grandes performances, s’emploie surtout, en réalité, à dissimuler son inefficacité, qu’un simple bilan, notamment énergétique, mettrait en évidence. Cet examen révélerait également les contradictions internes d’un modèle qui ne peut produire sans détruire et porte donc en lui-même les germes de sa propre destruction.
Le temps semble venu d’instaurer une politique de civilisation fondée sur la puissance de la sobriété.
Travaillons-nous pour vivre ou vivons-nous pour travailler ?
A la fin des années cinquante, c’était le temps des Trente Glorieuses, et il y avait de quoi s’illusionner : la machine économique fonctionnait à plein rendement, alimentée par les ressources abondantes et pratiquement gratuites du tiers-monde. En ce temps là, comme on sait, sur une société censée nager dans la félicité , planait un climat moral désabusé, probablement dû à la surabondance. Comme si les excès de l’avoir abolissaient les besoins de l’être, la société de consommation créant simultanément besoins et frustrations. Face à ce traquenard insidieux, il y eut le sursaut de Mai 68 contre la société de consommation. Surabondance et bonheur ne vont pas forcément de pair ; parfois même, ils deviennent antinomiques. Il est probable que cette jeunesse, au-delà des idéologies alors florissantes, aujourd’hui obsolètes, auxquelles elle se référait, présentait la confiscation de sa propre créativité par une société matériellement trop sécurisante, et pétrifiée dans un fait accompli à caractère, semblait-il irréversible. Cette jeunesse aspirait probablement à un destin auquel le risque, l’inconnu donnent sens et saveur.
Comment, pour tout dire, ne pas douter d’une civilisation qui a fait de la cravate le nœud coulant symbolique de la strangulation quotidienne ? Cet ornement ne serait-il pas en fait une laisse tenue par la fameuse main invisible, qui procure une sensation de libération lorsqu’elle est reléguée à la fin du journée dont elle a marqué la rigueur laborieuse ?
Aujourd’hui, c’est le désenchantement, la fin des illusions pour un nombre grandissant de citoyens des nations dites prospères. Ce long processus d’aliénation débouche à présent sur un double exil : l’être humain n’est plus ni relié à un véritable corps social, ni enraciné dans un territoire. A la culture vivante s’est substitué l’encyclopédisme, un amas de connaissances et d’informations digne des jeux télévisés, qui ne construisent rien d’autre que des abstractions et ne procure pas une identité culturelle originale, reliée à quoi que se soit de pérenne. Tout est de plus en plus provisoire et éphémère au coeur d’une frénésie en évolution exponentielle, transformant les humains en électrons hyperactifs, produisant et subissant un stress dont on sait qu’il est à l’origine de graves pathologies.
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Les acquis positifs, au lieu de venir enrichir les acquis antérieurs, en on fait table rase, comme si le génie de l’humanité n’avait été avant nous qu’obscurantisme, ignorance et superstition. C’est à cette arrogance totalitaire que nous devons l’uniformisation et la standardisation du monde, d’un pôle à l’autre.
La technologie et les nombreuses innovations qui fascinent le monde actuel, sous la bannière d’un progrès pour tous qui se révèle n’être qu’un mythe, ne sont que les avatars d’un principe de nature quasi métaphysique. En examinant objectivement la condition imposée aux humains sous le prétexte d’un progrès proclamé haut et fort comme libérateur, je ne pouvais malgré moi m’empêcher de ressentir le caractère carcéral du système – une variante de culture hors sol appliquée à l’humain. Le vocabulaire que nous employons au quotidien en est, sans que nous en ayons conscience, représentatif : certains travaillent dans de petites ou grandes “boîtes”. Même pour nous divertir, nous allons “en boîte”, et comment ? Dans nos “caisses” bien sûr !
Qu’ils en soient conscients ou non, tout est exigu dans la vie des citadins, à commencer par l’absence d’horizon. La télévision, avec ses images témoignant de la vastitude du monde, se charge de nous le faire un instant oublier… Cet univers quasi carcéral atteint son apothéose avec la prolifération des clés, serrures, codes d’entrée, caméras de surveillance, etc. Un tel climat de prévention, de suspicion ne peut évidement produire que des toxines sociales exacerbant un sentiment d’insécurité, en créant de véritables barricades, intérieures et extérieures.
Mais il est une claustration encore plus inquiétante par son caractère insidieux et pernicieux. Elle concerne directement la psyché humaine, et passe par le déploiement exponentiel des outils électroniques, informatiques, télématiques, etc. Leur influence est telle qu’on a l’impression qu’ils façonnent à leur usage, avec une efficacité extraordinaire, les nouvelles générations. L’écrit, l’un des moyens séculaire de communication, cède la place à l’écran. Celui-ci ne servirait-il pas à connecter vaille que vaille les solitudes d’une société en mal de lien social, chaleureux ou non ? La modernité ne serait-elle pas en train de gagner, insidieusement mais sûrement, la bataille de l’aliénation définitive de la personne, en la rendant dépendante des outils prétendant la libérer ? N’est-ce pas aussi un moyen de cloner et de standardiser – comme on peut déjà le constater en voyageant – les esprits à l’échelle universelle ? Nos expériences antérieurs nous incitent à tout imaginer. Nous savons que le cerveau individuel n’aurait pu évoluer sans connexion au cerveau collectif ; or, celui-ci ne serait-il pas, dans la nébuleuse informatique, réduit à une sorte de composant électronique biologique recevant et émettant des informations, sans conscience générale de l’espèce humaine ?
La sobriété ne devrait-elle pas aussi s’appliquer à la tendance actuelle à faire croire que l’accès, partout et à tout moment, à toute information est gage de liberté ?
Ah ! Le silence… Quelle merveille !
Faire de temps en temps une bonne diète de l’information, comme un jeûne purificateur, est probablement un acte de sobriété des plus bénéfique. Il est évident que jamais, de toute l’histoire, il n’y eut un ordre aussi générateur de dépendance que la modernité. La prolifération des outils semble, en fait, avoir pour seul but de nous rendre la frénésie supportable, alors qu’il serait impératif de la remettre en question comme l’anomalie majeure qu’elle est. Le temps ne serait-il pas venu d’instaurer graduellement une existence où les rythmes et les cadences, les outils et les moyens seraient maîtrisés par une conscience individuelle et collective enfin libérée des illusions ?
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Tout ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur. L’argent, invention destinée à rationaliser le troc, noble représentation de l’effort, de l’imagination, de la créativité, de la matière utile à la vie, a été dénaturé par celui que l’on gagne en dormant. Ces considérations sont aujourd’hui banales ; cependant les effets de la finance ne sont pas réductibles aux doctes analyses des Prix Nobel d’une pseudo-économie. Car il faut rappeler que ce qu’on appelle “économie” consiste en un système qui, par son caractère dissipateur et destructeur, en est précisément la négation – un véritable outrage à l’économie. Pour un esprit naïf, l’économie est cet art magnifique dont la raison d’être est de gérer et de réguler les échanges et la répartition des ressources, avec le minimum de dissipation et pour le bien de tous, en évitant les dépenses inutiles, excessives, qui porteraient atteinte au patrimoine vital ; l’avarice comme le gaspillage lui sont contraire.
Bien éloigné de la réalité élémentaire, fondée sur la survie et la perpétuation de l’espèce, l’être humain est prit au piège de ses fantasmes. Il donne à des métaux ou à des pierreries une valeur symbolique exorbitante et en fait des objets d’enrichissement pour ceux qui en possèdent.
Oui, l’or a rendu l’humanité folle. La liste serait longue de tous les superflus qui ont précipité l’histoire dans les pires convulsions, au détriment du nécessaire. L’immodération semble être fille de la subjectivité humaine, quête d’une sorte de dépassement de la banalité du quotidien, en ouvrant un champ illimité aux désirs toujours renouvelés, toujours inassouvis et concurrentiels, l’essentiel étant de susciter l’envie de ses semblables par l’apparence que l’on offre.
Les cultures traditionnelles, régulées par la modération qui y est une attitude naturelle et spontanée (“Nous appartenons à la Terre”), font place aux civilisations de l’outrance (“La Terre nous appartient”), responsables de leur propre éradication. Ce phénomène historique, advenu avec la modernité, peut s’appuyer sur les prodiges de l’efficacité technologique pour s’exacerber et accélérer le processus de sa finitude. La légende du roi Midas, qui d’après la mythologie, transformait en or tout ce qu’il touchait convient bien à l’esprit du temps. Mais l’or ne se mange pas.
Le citoyen sans salaire et sans ressource perd toute réalité sociale ; il est réduit à l’état d’indicateur du niveau minimal de la prospérité nationale. Cette “fonction” est si bien intégrée dans la banalité du paysage social que l’indignation que cette situation devrait susciter s’en trouve neutralisée. Cet ectoplasme souffrant procure aux citoyens mieux pourvus l’agréable sensation de jouir d’un karma positif. La société fragmentée, cloisonnée, déstructurée, devenue de plus en plus anxiogène, sécrète dans le même temps la anxiolytiques qui permettent de supporter une réalité quotidienne que la raison et le cœur ne peuvent logiquement que récuser.
Les économistes, avec leurs chiffres, leurs équations et leurs ratios, peuvent rendre intelligibles les mécanismes d’un phénomène apparemment rationnel, mais ils occultent le paramètre le plus déterminant, à savoir que la finance est une croyance d’essence quasi métaphysique, ancrée au plus profond de la subjectivité humaine. Matière sonnante et trébuchante à l’origine, l’argent-finance s’est transformé en un fluide, un esprit qui souffle où il veut, attisant toutes les frustrations dans le seul dessein de perpétuer son magistère. C’est pour lui complaire que l’on installe sur la planète un ordre anthropophage appelé “mondialisation”.
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Il est évident que la modernité, avec le temps-argent, a rompu avec les cadences millénaires que les êtres humains avaient imprimées au temps. Le monde moderne a profondément modifié des paramètres éternels et universels qui, avant la révolution industrielle, permettaient en anthropologie d’avoir une grille de référence applicable à l’ensemble de l’espèce humaine. Toutes les ethnies s’inscrivaient dans une réalité terrestre, cosmique et temporelle. Seule la perception de cette réalité pouvait différer d’un groupe à l’autre.
Dans la quasi-totalité des traditions, le temps ne semble pas avoir de configuration particulière. Il est comme immobile, et le destin humain y inscrit ses cycles, naissances, morts, filiations. Ce temps est de nature cosmique. Il semble que ce n’est pas le temps qui passe, mais nous qui passons pour aller vers un ailleurs pressenti, mais tout aussi réel que l’ici-bas. Pour la modernité, c’est bien le temps qui passe, surtout depuis qu’il est indexé à l’argent. Par conséquent, il ne doit pas être perdu mais toujours gagné, ce qui a instauré la frénésie comme mode d’existence collective. Cette frénésie, pathologie collective à laquelle on ne veut ou ne peut renoncer comme à une anomalie manifeste, inspire, pour mieux être servir, la création d’outils de déplacement et de communication rapides. Les rythmes sont frénétiques, le manque de temps permanent.
Entre un temps fondé sur les cycles cosmiques éternels et celui d’une civilisation hors sol hystérique s’est constituée une bulle temporelle. De nature paradoxale, elle impose l’avènement d’un temps psychologique ressenti comme réductible ou extensible à l’infini, échappant aux références habituelles. Et pourtant, les battements de notre cœur, le rythme de notre respiration ou de notre circulation sanguine nous rappellent sans cesse que nous sommes reliés à l’horloge cosmique, et non aux bielles de nos moteurs à explosion. En fin de compte, les outils conçus pour gagner du temps, mis au service d’une efficacité productive à laquelle on ne fixe pas de limites, perdent leur finalité. “Les Occidentaux inventent des outils pour gagner du temps et sont obligés de travailler jour et nuit”, me disaient des amis du tiers-monde.
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Confondre communication et relation serait extrêmement préjudiciable à la reconquête du temps réel… Les outils de la communication, de la commande à distance et de l’information auront toujours une grande mémoire, mais jamais de souvenirs. Renforcent-ils les liens sociaux, ou ne font-ils que connecter des solitudes ? Ces instruments complexes supposés servir la communauté humaine sont en réalité en train de l’asservir… Ivan Illich a bien mis en évidence dans son essai “Tools for Conviviality” (La convivialité), parût en 1973 ce qu’il appelle le “retournement des outils”. Ceux-ci, par leur complexité, échappent au contrôle de l’usager. Fondé sur des outils entièrement dépendants des énergies conventionnelles, le monde moderne est à l’évidence – et en dépit des apparences – le plus vulnérable qui ait jamais existé. On peut aisément imaginer la vulnérabilité d’une nation condamnée à la surdité en même temps qu’à la cécité, tous écrans éteints.
Dans la confusion où nous sommes aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de savoir à qui imputer les préjudices graves causés à la vie toute entière. C’est comme si la complexité du système avait intégré la conscience, les aptitudes et les pulsions humaines comme de simples éléments constitutifs d’un ordre qui restreint, et même qui abolit, cet attribut majeur de l’être humain qu’est son libre arbitre. Même ceux qui récusent l’ordre établi sont condamnés à l’entretenir par leurs gestes quotidiens. Les situations de cohérence entre nos aspirations profondes et nos comportements sont limitées, et nous sommes contraints à composer avec la réalité. Mais toutes les occasions de nous mettre en cohérence sont à saisir. il ne faut surtout pas minimiser l’importance et la puissance des petites résolutions.
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Ce que nous appelons “économie”, je l’ai dit, est précisément la négation de l’économie. Jamais l’humanité n’a été aussi dissipatrice que sous ce prétexte des ressources et des biens nécessaires à sa survie. Le principe d’entropie n’a jamais été aussi triomphant. Le fameux “rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme” de Lavoisier met en évidence que la nature n’a pas de poubelles. Elle aurait en quelque sorte horreur du gaspillage. Que dire de ces peuples qui, malgré l’abondance, restent modérés ? Cette sobriété dans l’abondance est une leçon de noblesse. La liste est longue, en revanche, des comportements qui témoignent de la modération, du respect et de la gratitude qui animaient l’esprit de nos ancêtres, avant que n’advint la convoitise sans limites à l’égard des magnifiques offrandes de la vie. De nombreux visiteurs, de retour de certains pays dit “pauvres”, témoignent de l’hospitalité que leur ont réservé les habitants. La précarité même de leur condition ne semble pas les dispenser à leurs yeux d’une générosité ouverte à l’étranger. Ils ont pour principe que l’abondance accordée à une personne ou à une famille, l’est pour être partagée.
Il ne s’agit pas, avec toutes ces évocations, d’éveiller une sorte de nostalgie d’un monde révolu qui aurait atteint l’idéal, mais de déplorer que celui-ci n’ait pas été pris en compte et enrichi des valeurs positives de la modernité, plutôt qu’abolit. Partout où est l’être humain est le tourment, avec ses corollaires : violences, jalousies, etc. Les traditions recèlent également de comportements qui peuvent nous heurter. Pourtant, il serait injuste, sous ce prétexte, de ne pas donner leur juste résonance à ce qui, au sein de ces traditions, honore l’être humain, et à des valeurs dont le monde a un besoin croissant.
Pratiquant en général, la modération, les cultures traditionnelles ont été probablement héritières de cette vision première où l’être humain proclamait son appartenance à la vie au lieu de revendiquer en être le propriétaire. Les civilisations qui se sont construites sur le stockage, à la suite de la révolution néolithique, se sont presque toujours détournées de la modération. Les prélèvements des nouveaux “civilisés” ont toujours été exorbitants, comparés à ceux des peuples traditionnels. Faut-il rappeler que certaines civilisations, qui font les délices des archéologues qui en décryptent la mémoire pétrifiée, sont ensevelies sous le sable des déserts qu’elles ont provoqués ? On peut dire qu’avec ces comportements le principe de la croissance économique venait en quelque sorte de naître. A la terre comme lieu de vie succède la terre comme gisement de ressources minérales, végétales et animales, à piller sans modération, tandis que le contexte naturel, à savoir l’écosystème planétaire tout entier, nous inviterait plutôt à une régulation de nos besoins, à une économie véritable mise au service de l’humain, dans le respect du vivant. Ce que l’on appelle aujourd’hui “économie” est devenu l’art subtil de faire de la prédation une science dont la complexité permet de justifier la place considérable dévolue au superflu, alors que le mode d’existence traditionnel semble être une sorte d’optimisation de l’art de vivre ensemble avec simplicité.
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Bien que n’appartenant à aucune religion, je me suis aperçu que la sobriété heureuse, pour moi, relève résolument du domaine mystique et spirituel. Celui-ci, par le dépouillement intérieur qu’il induit, devient un espace de liberté, affranchi des tourments dont nous accable la pesanteur de notre mode d’existence. En dépit des élucubrations, nous sommes bien obligés de constater que ni les religions, ni l’art, ni la science, ni la politique, ni la philosophie n’ont apaisé le monde, nos coeurs et nos consciences. Il serait dommage, après avoir été repu de souffrance et de non-sens, de se demander au terme de sa propre vie non pas s’il existe une vie après la mort, mais s’il en existe vraiment une avant la mort, et ce qu’elle représente dans le mystère de la vie. Une existence accomplie se mesure-t-elle à la réussite économique, politique ou autre ? La vérité n’est pas à débusquer quelque part. Aucune philosophie, aucun dogme ou précepte, aucune idéologie ne peut la capturer, encore moins la mettre en cage. Elle ne se révèle que lorsque nous cessons de spéculer et de nous tourmenter. Nous ne pouvons en être visités que dans l’immobilité et le silence. Et dans cet état, il n’y a place pour aucun point de vue, aucune opinion à propos de ce sur quoi il n’y a rien à dire. La vérité semble préexister à tout ce qui existe.
Vivre autrement dans le contexte d’une société solidement campée sur des principes érigés en norme irrévocable soulève des questions auxquelles nous ne sommes pas toujours préparés. Modération comme principe de vie et modération comme expérience intérieure constituent l’avers et le revers d’une seule et même quête de sens et de cohérence. Tant qu’un seul enfant naît dépourvu de ce qui lui revient légitimement en tant qu’être vivant, il y a usurpation car les biens venus de la terre, qui sont encore abondants, sont dédiés à tous les êtres vivants qu’elle héberge et non à ceux qui, par le pouvoir politique, la loi du marché, les finances ou les armes, s’en attribuent la légitimité. Tant que cette malhonnêteté ne sera pas considérée comme illicite selon l’ordre et l’intelligence de la vie, l’humanité ne pourra être pérenne. Le fameux pouvoir d’achat aurait-il une signification hors de la logique en vigueur, qui ravale le citoyen au rang de vulgaire consommateur ?
On me demande souvent ce que j’entends par “sobriété heureuse” que je prône comme une sorte d’antidote à la société de la surabondance sans joie dans laquelle les pays dits développés se sont enlisés. Au-delà d’un concept séduisant, esthétique ou poétique, cette idée résonne en moi comme une nécessité inspirée par une analyse des faits objectifs et quantifiables, qui déterminent, à mon avis, l’avenir de la façon la plus rigoureuse. J’avais adopté le terme de “décroissance soutenable”, proposé par l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen dans son ouvrage “The Entropy Law and Economic Process” parut en 1971. La problématique que pose Roegen avec lucidité finira par s’imposer, tout simplement parce qu’elle est réaliste. Faut-il encore le redire ? On ne peut appliquer à une planète naturellement limitée un principe artificiel illimité. En réalité, il y va de notre survie. Le choix d’un art de vivre fondé sur l’auto-limitation individuelle et collective est des plus déterminants ; cela est une évidence.
Les ajustement géopolitiques nécessaires à un nouvel ordre mondial sont incompatibles avec le principe de croissance économique illimitée. Les évolutions climatiques, écologiques, économiques et sociales, prévisibles comme imprévisibles, nécessitent une créativité sans précédent. Refonder l’avenir sur la logique du vivant implique d’abord de renoncer aux mythes fondateurs de la modernité, qui sont incompatibles avec ce propos. Il est navrant et révoltant de voir le patrimoine vital de l’humanité et des innombrables créatures qui partagent son destin être, sans vergogne, subordonné à la vulgarité de la finance.
Le changement de logique ne peut se faire sans que l’on revoie de fond en comble l’éducation des enfants. Trêve d’hypocrisie : ce que tout le monde appelle “éducation” est une machine à fabriquer des soldats de la pseudo-économie, et non des futurs êtres humains accomplis, capables de penser, de critiquer, de créer, de maîtriser et de gérer leurs émotions, ainsi que de ce que nous appelons spiritualité ; “éduquer” peut alors se résumer à déformer pour formater et rendre conforme. Il ne suffit pas de se demander : “Quelle planète laisserons-nous à nos enfants ?” ; il faut également se poser la question : “Quels enfants laisserons-nous à notre planète ?”
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L’organisation de la société est fondée sur un Homo economicus considéré comme entité productive et consommatrice, les deux bielles du moteur de la pseudo-économie. On peut affirmer sans risque d’erreur que, tant que le lucre omniprésent, omnipotent et omnicrétinisant continuera à être le fluide pernicieux qui irrigue les esprits, qui déshumanise et détruit sans la moindre modération, l’espèce humaine non seulement ne pourra pas évoluer, mais régressera. Car l’intelligence n’a rien à voir avec les nombreuses compétences dont nous nous sommes dotés. Il faudrait cesser de jeter un regard condescendant sur l’histoire passée et faire notre miel de ce qu’elle a engendré de meilleur. Il faut considérer ce passé comme un patrimoine de l’humanité à réhabiliter et à harmoniser avec ce que la modernité a produit de positif, et que l’appât du gain a prit en otage en le privatisant. Mais cela ne peut se faire que sous l’égide de l’intelligence, en d’autres termes, de la lucidité, qui n’est pas une affaire de cerveau bien lubrifié et performant, mais de connexion à un ordre transcendant qui préexiste à notre avènement et auquel nous devons, sans la moindre contestation, notre existence. Comprendre cet ordre, œuvrer avec lui et non contre lui, c’est cela, l’intelligence.
Au point où en est l’évolution du genre humain, les échéances et enjeux actuels réclamant des options décisives. Le temps est venu de savoir où nous voulons aller et quelle vie nous voulons vivre pour que notre passage sur terre ait un sens ; car il faut bien reconnaître que pour l’instant, au vu de ce que notre présence au monde a provoqué sur la sphère vivante, cette présence évoquerait plutôt un accident.
La société est, à l’évidence, de plus en plus anxiogène ; et cela va s’amplifier en même temps que le ravage de la biosphère et l’indigence dont est responsable l’avidité accrue du genre humain. Toute crise humaine est issue de l’humain et mis à part les facteurs que nous ne pouvons maîtriser, l’avenir sera ce que les humains en feront. Rien d’autre. La sobriété s’avère une nécessité absolue. Il nous appartient, en la comprenant profondément, d’en faire une option heureuse, débouchant sur une vie allégée, tranquille et libre.
Le temps ne semble pas encore venu où les pays dits développés pourront comprendre qu’ils ont tout intérêt à sauvegarder leurs structures sociales traditionnelles en les enrichissant des apports positifs de la modernité. Les pays dits “émergents “foncent” sur le modèle ancien, y aspirent avec toute l’énergie que suscite le mythe de la réussite calqué sur un modèle qui a fait la démonstration de son échec. C’est la raison pour laquelle il faut considérer les initiatives innovantes des pays dits avancés comme autant de prototypes anticipant sur ce qui sera universellement indispensable dans un avenir dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est totalement incertain. »
Pierre RABHI, Actes Sud, 2013
« … En ne prenant pas en compte les différences d’intérêts et d’aspirations existantes, en mettant tout le monde sur le même plan du point de vue de la responsabilité et de l’implication dans le travail, le management moderniste a véhiculé le fantasme d’une entreprise consensuelle et homogène. Ce type de management a entraîné la déstabilisation des individus et des collectifs de travail, développé le mal-être et le désarroi.
Dans ce cadre, la transparence communicationnelle a pu jouer le rôle d’une notion fétiche, de substitut à une adhésion et à une implication impossible, mais toujours fantasmatiquement recherchées.
Face aux évolutions, le rôle du pouvoir n’est pas de déstabiliser les salariés mais de les rassurer et de les aider à y faire face. Il ne peut se décharger sur eux de ses propres responsabilités pour tenter de leur imposer en sous-main ses décisions. Le pouvoir en entreprise, comme ailleurs, se doit d’assumer ses propres orientations et choix et les risques inhérents à sa fonction. Toute autorité et tout pouvoir peuvent être soumis à examen et critique, mais on ne saurait pour autant vouloir abolir leur principe, sauf au prix d’une déstructuration de la vie individuelle et sociale.
Dans l’activité de travail en entreprise, l’autorité ne relève pas simplement du parcours de formation, de la qualification, du statut et de la place occupée dans la hiérarchie, mais passe par la reconnaissance informelle entre les acteurs des compétences techniques et professionnelles effectives, qui ne dépendent pas mécaniquement du niveau de formation. La compétence demeure le fondement solide de l’autorité en entreprise, autorité reconnue par les acteurs qui, par-delà le statut et la position hiérarchique, se considèrent comme des professionnels.
De par la finalité particulière du travail en entreprise, l’implication dans un collectif de travail dépend des relations humaines qui s’y nouent, tout particulièrement avec l’encadrement. De ces relations émanent une ambiance de travail qui constitue un facteur clé d’un bien-être dans l’activité. Ce qu’on appelle la motivation n’est pas une donnée que l’on pourrait déclencher à loisir. Elle suppose des conditions, met en jeu de multiples facteurs dont on ne saurait prétendre se rendre maître à la manière d’un ingénieur des âmes.
Il est une façon de commander les Hommes qui n’apparaît plus aujourd’hui recevable : le modèle du petit chef autoritaire qui, s’il n’a pas totalement disparu, est aujourd’hui en crise. Le management est avant tout affaire de tempérament, de qualités personnelles et d’expérience. On a ou on n’a pas la fibre d’aimer être sur le terrain et d’avoir envie de commander des gens ou pas. Expérimenter par soi-même en rectifiant ses erreurs au fur et à mesure qu’elles se présentent, la méthode est implicite, elle vient de l’expérience.
Travailler comme simple exécutant pendant un laps de temps donné permet de se rendre compte de l’existence d’un autre regard sur les réalités de l’entreprise et des contraintes qui ne sont pas d’emblée faciles à accepter. Cette prise de conscience peut éviter des malentendus dus à l’incompréhension du vécu et des habitudes de travail du personnel d’exécution.
Dans le domaine du management, l’échec peut être formateur à condition qu’on sache faire preuve de modestie et d’écoute. Il y a une modestie dans l’approche qui facilite grandement l’écoute. Se rendre compte que les gens ont une certaine valeur, cela permet de donner une réalité humaine au travail. Quant on sort d’un cursus uniquement théorique et surtout quand on a été le premier de sa classe, on a quand même plus ou moins la grosse tête, même si on ne se l’avoue pas.
La réorganisation des secteurs de production s’accompagne d’une exigence d’autonomie et de responsabilité qui touche tous les échelons de la hiérarchie jusqu’aux opérateurs directs. Le responsable est de moins en moins le gars qui le matin arrive, pousse le coup de gueule, mais celui qui fait le point des indicateurs, le bilan des problèmes rencontrés la veille, etc. On demande à ces gens-là d’assurer non seulement des rôles d’encadrement, de commandement, mais aussi d’avoir à l’intérieur de leur entité une démarche d’amélioration continue, d’avoir le recul nécessaire pour faire progresser l’équipe.
La reconnaissance des compétences techniques au sein d’un collectif de travail constitue le fondement solide de l’autorité du responsable. Cette compétence ne repose pas seulement sur un fond de connaissance et de savoir faire déjà acquis, mais sur une capacité à comprendre un problème technique donné, et puis derrière à poser les bonnes questions qui font que, même sans connaître en profondeur la technique donnée, j’arrive à maîtriser suffisamment le problème pour pouvoir m’imposer aux gens.
La gestion des interfaces n’est pas purement organisationnelle, mais coordination et mobilisation des compétences professionnelles, contacts transversaux constants entre les différents corps de métier. Il faut donc être capable de comprendre ces corps de métier, leur langage et leurs problèmes spécifiques.
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Les nouvelles exigences de compétitivité sont résumées dans le triptyque : qualité, coût, délai. Dans le contexte économique actuel, on assiste à un resserrement de la gestion budgétaire qui se traduit dans l’entreprise par le développement du pouvoir et de la pression des services comptables. Une telle pression peut aboutir à des résultats paradoxaux. Alors qu’on ne cesse de souligner la nécessité d’une plus grande coopération de tous dans le travail, l’exigence de la performance à tout prix peut amener un repli individuel qui ne va pas dans le sens de la coopération souhaitée.
Certaines orientations et pratiques managériales peuvent laisser penser qu’on pourrait purement et simplement remplacer l’identité professionnelle, structurée autour de la technique et du métier par une identité nouvelle fondée sur l’image d’une entreprise moderne et performante centrée sur le service rendu au client. L’opposition entre ces deux perspectives au profit de la seconde peut apparaître comme une sorte de fuite en avant qui contribue à renforcer le malaise existant.
Pour les agents issus d’une culture du métier, cette évolution n’est pas sans risques du point de vue de la motivation au travail. Il faut retrouver une référence. Le développement d’une culture centrée sur le client et des compétences comportementales (autonomie, responsabilité) et relationnelles (internes et externes) constitue un basculement qui n’a rien de naturel. La culture de métier a ses propres exigences de qualité, sa logique de l’honneur (comme l’appelle Philippe d’Iribarne dans son essai éponyme parut au Seuil en 1989) et du travail bien fait qui ne s’accorde pas naturellement et nécessairement avec les exigences du consommateur, lequel entend être satisfait au mieux, au moindre coût et au plus vite.
Une vaste activité communicationnelle et des changements multiples et successifs dans l’organisation du travail peuvent occasionner des déstabilisations en chaîne et un malaise diffus entraînant une crise du management.
Il ne faut pas faire de la communication pour faire de la communication. Il faut en fait savoir se mettre à la place de l’autre, savoir quelles sont ses préoccupations et comment il peut appréhender une information.
Pour certains, la seule question est de savoir comment faire pour motiver. Les seuls outils à mon avis capables d’améliorer la motivation, ce sont l’information, la communication et la formation. Il faut que les gens comprennent et qu’on dépasse la spirale : je bosse pour un salaire et un point c’est tout. Le management doit être de proximité, capable de sentir le terrain pour accompagner dans le changement.
Une des principales difficultés rencontrées, chez nombre de cadres, réside dans l’incapacité ou la difficulté à se décentrer, à reconnaître qu’existent à côté d’eux des salariés qui n’ont pas le même rapport au travail, ni le même type de préoccupations.
Le mal-être et l’inquiétude sur l’avenir ne peuvent être purement et simplement assimilés à des habitudes issues du passé, à des corporatismes ou à des privilèges. Autant d’obstacles qu’on prétendrait lever en développant la communication, la mobilisation, les outils d’évaluation et de contrôle… Il ne s’agit pas seulement d’un problème de motivation, de bonne ou mauvaise volonté ou encore de corporatisme. Il existe pour le moins, un problème réel de compréhension de ce qui est au juste demandé dans un climat général d’inquiétude quant à l’avenir.
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Nous avons distingué quatre dimensions de l’activité de management qu’il convient de prendre en compte dans leur spécificité : une éthique en situation, des qualités humaines, des savoir-faire et des compétences.
Une éthique en situation est formée d’un ensemble de principes que les acteurs se donnent eux-mêmes en dehors de tout cadre prescrit : principe de cohérence, courage de dire les choses, respect de l’autre, modestie.
Ces principes constituent des repères qui guident leur pratique et n’ont de sens qu’en référence à des situations concrètes à affronter, faute de quoi ils ne manqueraient pas d’apparaître comme de généreuses déclarations d’intention dont on se méfie. Dans cette perspective, on mesure le caractère superfétatoire et vain d’une formalisation et d’une proclamation de ces principes en modèles généraux de référence ou de normes à appliquer. Ces principes visent à éviter la manipulation dans le commandement des hommes en entreprise.
La cohérence entre la parole et les actes engage directement la crédibilité des cadres. Si le chef ne montre par l’exemple, ce n’est pas possible.
L’éthique, dit-on encore, c’est avoir le courage de dire les choses. La juste défense de ceux que l’on dirige constitue un principe décisif de cette éthique en situation. Dans ce domaine, il est des lâchetés qui sapent profondément la confiance et qu’on ne pardonne pas si facilement.
Il importe de savoir argumenter et de trouver les mots justes et adaptés. L’essentiel en l’affaire est de ne pas pratiquer la manipulation : on ne peut pas tout dire à tous le monde, mais c’est ne pas mentir au gens, ne pas jouer avec les gens.
La modestie. Il existe une méfiance certaine à l’égard d’un type de manager qui, nommé dans un service, prétend le changer en essayant d’imposer d’entrée de jeu ses idées sans connaître le milieu. Les changements voulus par ce type de management ne durent qu’un temps, et le jeune cadre dynamique doit bien se rendre compte qu’il vaut mieux finalement composer avec la réalité. Dans ce domaine, l’échec est on ne peut plus formateur, si on sait en tirer les leçons. Il apprend à être modeste et à découvrir que les autres existent, qu’ils n’ont pas forcément les mêmes préoccupations et ne réagissent pas comme vous : Accepter d’être contredit et éventuellement de changer son ordre, c’est énorme, c’est le fondement : si vous n’êtes pas capable de faire ça, vous n’êtes pas un bon manager. Il faut arriver à avoir un comportement tel que la personne puisse oser vous contredire.
Qualités humaines indispensables à l’activité de management : la capacité de décider, la qualité de la parole et de l’écoute dépendent largement de la personnalité et de l’éducation première. Il n’y a rien de pire qu’un manager qui ne sait pas décider. Cela déstructure l’ensemble du système, du service. Apparemment tout le monde travail parce que le chef est là, mais le travail ne se fait pas parce qu’on ne sait pas ce qu’il faut faire. On peut prendre des avis, diriger avec un management participatif, mais cela n’enlève rien à la décision. Décider implique de choisir entre plusieurs solutions possibles dans une situation qu’on ne maîtrise pas réellement. Faire clairement des choix, c’est s’avancer, prendre un risque. En ce sens, décider, trancher entre des possibles rejoint la dimension éthique. Toute décision doit ainsi s’accompagner d’explications claires sur son bien-fondé, ses tenants et ses aboutissants.
Il faut également pouvoir évaluer la portée de la décision du point de vue du personnel concerné. Pour ce faire, il s’agit d’être capable de se mettre à la place de ceux qui vont devoir exécuter l’ordre donné.
Il n’existe pas de praxis muette et la parole, fût-elle d’injonction et de commandement, accompagne la pratique, s’y articule et la structure. Le langage exprime la posture, la manière d’être de l’individu. En ce sens, il est lié à l’éthique individuelle. On doit chercher à utiliser les mots de tous les jours au plus près des réalités de ceux qui travaillent. Cela n’implique nullement la dissolution des statuts et des rôles. Il ne s’agit pas d’être démagogue, mais d’être diplomate en évitant les maladresses et les malentendus. Pour employer le langage qui convient, il faut connaître le milieu dans lequel travaillent ceux à qui l’on parle. Cette connaissance est moins affaire d’analyse que d’ouverture d’esprit, de capacité de décentrement et de partage d’expérience.
Un dossier se prépare d’abord en écoutant les gens, alors qu’aujourd’hui on a peut-être trop tendance à vouloir faire son dossier de côté et ensuite à vouloir persuader les gens que son dossier est le meilleur. Un dossier se constitue d’abord en écoutant. Si un cadre ne sait pas écouter, il ne saura pas diriger efficacement. Malgré les apparences, sa direction et son activité dans tous les domaines seront en fin de compte inefficaces. Il n’aura pas su susciter la confiance et s’appuyer sur le savoir et l’expérience de ceux qui sont directement confrontés aux réalités de la production.
On ne peut prétendre manager en jouant purement et simplement sur le rapport de forces. Manager demande beaucoup de négociation et d’organisation, de communication et de précision dans la définition des objectifs. Négocier, c’est être capable de faire la part des choses dans les situations qui reviennent, mais qui n’ont jamais exactement les mêmes caractéristiques.
Si on doit dire les choses clairement et avec fermeté, trois éléments paraissent décisifs : tout n’est pas bon à dire, il faut choisir le bon moment pour le dire, et trouver les bons mots pour le dire. L’important en l’affaire est de dire les choses de telle façon que l’individu ait envie de s’améliorer. En fin de compte, l’essentiel est dans un état d’esprit constructif qui est au cœur de toute pédagogie : Il faut savoir dire les choses en positif, ce qui n’est pas naturel.
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L’éthique ne peut faire l’objet d’une formation spécifique qui s’afficherait comme telle. Les principes relevant de cette éthique sont d’ordre personnel et n’ont de sens qu’en situation. Les qualités qui expriment une posture individuelle, une ouverture et une manière d’être dans le rapport aux autres renvoient largement à l’éducation première. La parole n’est pas qu’un simple outil de communication, elle exprime un type de rapport aux autres et produit des effets qui ne sont pas forcément maîtrisables. Le savoir-faire dans le domaine des relations humaines implique une souplesse d’esprit et une habileté s’appuyant sur les leçons de l’expérience.
Développer la culture générale
En l’espace d’une vingtaine d’années, les fonctions et les responsabilités de l’encadrement ont évolué ; celui-ci doit être compétent techniquement, mais aussi capable de résoudre les multiples problèmes organisationnels et relationnels dans son service, de formuler, de négocier et de mener à bien des projets pour lesquels le facteur humain et social entre pleinement en ligne de compte.
L’entreprise se trouve par ailleurs de plus en plus confrontée, en son sein et dans son environnement, à des aspirations fondées sur d’autres logiques que celle de l’économie et de la technique. Ces dernières demeurent déterminantes, mais elles ne sont pas les seules en cause. Il s’agit désormais de donner toute sa place au facteur social, culturel et humain.
La culture générale implique un effort et un temps spécifique d’assimilation de connaissances, de formation du raisonnement et du jugement au contact de contenus structurés, contenus auxquels aucune méthode ni technique ne peuvent se substituer. Mais tout en étant dissociée d’une recherche immédiate d’efficacité, la culture générale n’en produit pas moins des effets qui, s’ils ne sont pas directs, sont bien réels. C’est à la condition d’opérer un décentrement et un recul réflexif par rapport à la pratique qu’elle peut éclairer cette pratique et permettre de mieux la mener. Le contenu culturel ne peut être considéré comme un simple support en vue d’un apprentissage de compétences, comme on le fait trop souvent aujourd’hui. Sa signification est précisément ce qui doit être transmis ; sa compréhension est l’objet même de la formation.
La confrontation à des contenus sortant du domaine strictement professionnel et technique constitue une expérience spécifique de décentrement par rapport à une logique technicienne et immédiatement opérationnelle. La compréhension permise par la lecture et l’interprétation est celle d’un sens global dont l’accès n’est possible que si l’individu accepte d’entrer dans un univers de signes qui lui préexiste et dont il n’est pas le maître.
Cette démarche ne nous paraît pas sans lien avec la qualité d’écoute qui implique de relativiser sa façon d’être, de se décentrer pour « se mettre à la place de l’autre. »
La culture générale permet de développer des connaissances et vise à former des individus capables de prendre du recul, de réfléchir et de se déterminer par eux-mêmes. Les œuvres culturelles ne doivent pas rester la propriété d’une minorité de privilégiés, ni le faire-valoir d’une catégorie sociale particulière. C’est par l’apprentissage des savoirs et la fréquentation des œuvres culturelles que se constitue une mémoire commune qui ouvre à l’humaine condition, fournit des références et des repères constitutifs d’une identité.
Il ne s’agit pas seulement de former le producteur, mais l’homme et le citoyen. Il s’agit (comme l’écrivait Jacques Delors dans sa contribution intitulée « Au-delà des illusions » au n°10 de la revue Esprit parue en octobre 1974) « … d’aider chacun et chacune à sortir du piège où l’installe une société en miettes, dominée par des technostructures sans âme et par un économisme dont les ratés sont de plus en plus impressionnants. » Dans l’entreprise comme dans la société, il y va de l’avenir des relations sociales et de la démocratie. »
Jean-Pierre Le Goff, La Découverte, 1996