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Trop vite !

15 octobre 2010

« … Les caprices du progrès

Le monde ne va pas fort  et une grande partie de ses maux semblent venir de l’usage qui y est fait du temps. Devant le spectacle quotidien des péripéties politiques, financières et économiques, un mot s’est chaque fois imposé à moi : court terme. Ceux qui font bouger les lignes, ceux qui décident de ce qui va affecter nos vies semblent avoir perdu le souci d’un avenir qu’ils ont de plus en plus de mal à prendre en compte. A travers eux, c’est tout le système qui en est venu à remettre le lendemain à plus tard, à se perdre dans la gestion du présent pléthorique, débordant, obsessionnel.

Ils nous forcent à un nouveau regard sur la planète et sur l’époque, ils ont concrétisé la vraie nature des choix entre court et long terme, les vrais enjeux, les vrais risques. Car nos rythmes de vie en accélération, nos relations aux autres plus éphémères, notre rapport à nous-mêmes trop en surface sont affectés par ce virus moderne, la pandémie du court-termisme.

Oui, le progrès nous joue un tour imprévu. Nous sommes plus instruits, plus informés, mieux équipés en instruments d’analyse, de calcul, de simulation. Nous avons tout pour mieux savoir, comprendre et prévoir. Par quelle étranger malédiction sommes-nous pourtant, collectivement et individuellement, devenus myopes ?

 

L’accélération

La vitesse, c’est nous qui l’avons inventée, puis adorée. Mais ce boomerang est en train de nous rattraper. Les plus lucides d’entre nous commencent à chercher fiévreusement la pédale de frein ou le bouton stop. Il n’est pas sûr qu’ils existent. La vraie accélération date du milieu du XIXe siècle, avec l’avènement de la technologie. En une poignée de générations, la vitesse a bouleversé l’existence de chacun de nous, ainsi que la physionomie de la planète.

Toutes les accélérations appliquées aux objets matériels finissent par rencontrer leurs limites physiques. C’est l’électronique qui nous permet d’aller jusqu’au bout de cette logique : l’instantanéité, aboutissement ultime et extension directe des aptitudes de notre cerveau. La « noosphère », beau concept popularisé par Teilhard de Chardin il y a un demi-siècle, n’est plus seulement une idée poétique ou spirituelle. Elle s’est matérialisée et rétrécit l’ensemble de l’humanité par l’interconnexion électronique.

Dans ce domaine comme dans tant d’autres, nous avons accompli des prouesses sans avoir pris le temps d’en mesurer toutes les conséquences morales et philosophiques. Ces progrès vertigineux ne doivent pas occulter une situation inquiétante : désormais la vitesse s’accroît si vite que les cerveaux humains sont en retard pour en penser les conséquences. Ce qui peut mener régulièrement à des impasses ou des absurdités, quand ce n’est pas à des désastres.

Où va le monde ? Pas facile à dire, mais il y va très vite !

L’environnement… et le long terme devint l’urgence…

L’humeur n’est plus à rire, quand la vision à court terme des humains met en doute l’avenir de leurs enfants. Combien de temps nous reste-t-il avant que les conséquences ne deviennent d’abord désagréables, puis irréversibles ? Trois, dix, trente ans à partir d’aujourd’hui ? Les experts ne sont pas tous d’accord. A moins qu’il ne soit déjà trop tard, comme le redoutent les plus pessimistes.

Leurs craintes ne sont pas infondées. Leurs doutes se nourrissent de l’observation des comportements récurrents des hommes, qui n’ont pas fait preuve de grandes capacités d’anticipation au cours de l’histoire. La plupart des catastrophes. Même annoncées, les ont pris au dépourvu. Une propension que ne corrigera pas le court-termisme de l’époque actuelle. Notre fascination pour le présent polarise notre attention et accapare l’essentiel de nos moyens d’action.

Pour l’écologie, comme pour la finance, les gouvernants font les mêmes déclarations : la régulation est indispensable, mais ne peut être efficace qu’à condition que tout le monde y adhère. On sait ce qu’il en est. Après Copenhague, une polémique sur la fonte des glaciers himalayens prématurément annoncée par le GIEC a essayé de disqualifier ce dernier, car ses prévisions gênent plus d’un lobby. Hélas, les constatations, déjà visibles, suffisent à nourrir nos alarmes. Lucka Kajfez Bogataj, de l’université de Ljubljana, après avoir épluché l’ensemble des études climatiques parues dernièrement, conclut sans hésiter : « …L’impact du réchauffement est plus précoce et plus rapide que prévu. » Non seulement ce qui était annoncé est en train de se réaliser, mais à une rapidité qui surprend les plus avertis.

Pour résoudre ces défis écologiques, il devient indispensable de retrouver le sens du long terme, que notre époque a perdu. Mais en matière d’environnement, il faut penser à cinquante ans. C’est un exercices trop abstrait pour la plupart d’entre nous, et nous avons besoins de leaders charismatiques capables de nous y aider, ce que ne savent plus faire les hommes politiques, trop habitués aux calculs électoraux de court terme.

Les espoirs de la planète reposent sur les nouvelles générations. Le long terme, c’est leur existence même. L’évocation des plus jeunes met en lumière ce qui peut seul redonner un peu le goût du long terme aujourd’hui : un minimum de retour à la solidarité, pour les individualistes que nous sommes devenus. Penser l’avenir, c’est se projeter dans ses descendants.

Elke Weber, chercheuse en psychologie à la Business School of Columbia, à New York, a examiné les mécanismes de prise de décision vis-à-vis des risques environnementaux. Les individus appréhendent les risques de deux façons : soit ils analysent les coûts et les bénéfices, soit ils réagissent de façon instinctive, passionnelle, dans une sorte de réaction primitive au danger. Dans les deux cas, ils ne montrent aucune préférence pour la réflexion à long terme et les bénéfices différés, avec une forte tendance à sous-évaluer les résultats promis dans le futur. Pas étonnant qu’ils soient si peu enclins à sacrifier leur mode de vie pour protéger l’avenir.

En matière de développement durable, il en va des entreprises comme chez les individus : lorsqu’il s’agit de faire des arbitrages, la tendance est d’opter pour le court terme, au bénéfice des fonctions régaliennes de l’entreprise et de la finance. L’économie en général, et celle des entreprises en particulier, est mesurée par des indicateurs de court terme, dont les tableaux de bord n’intègrent jamais le long terme, pas plus que les enjeux environnementaux. C’est un système unidimensionnel, personne n’est responsable ni coupable ! Les dirigeants actuels campent, en général, dans la « pensée magique » selon laquelle la technologie sauvera les entreprises, et la Terre accessoirement.

Pour se sauver, notre espèce passablement déboussolée parviendra-t-elle à temps à  admettre que le long terme est devenu sa première urgence ?

Prisonniers du court-termisme, sommes-nous assez informés, assez lucides, assez déterminés pour nous en dégager et éviter le pire ? Poser la question, c’est déjà y répondre : à l’évidence, non. D’abord parce que nous trouvons certains avantages au statu quo. Plus profondément, le court-termisme est notre compagnon quotidien, car nous le trouvons commode. Plus l’avenir est incertain, moins nous avons envie de le scruter. Garder les yeux fixés sur le bout de nos chaussures, plutôt que sur l’horizon, est l’attitude spontanée de beaucoup d’entre nous et de nous tous la plupart du temps.

Penser, viser le long terme n’est ni facile ni naturel. Cela implique un effort mental, fait de concentration, d’imagination et de confiance en soi. Donc, pas d’issue et une course à l’abîme, par aveuglement et impuissance face à l’avenir ? Il n’y a même pas besoin d’être pessimiste pour en être convaincu. Chacun doit pouvoir remettre un peu plus de long terme dans la pratique de sa vie. Il n’y a pas d’autre espoir réaliste, mais ce n’est pas un espoir vain. Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir acquis cette conviction, même si nous n’agissons pas toujours en conséquence. »

Jean-Louis Servan-Schreiber, Albin Michel, 2010

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